4 août 2020

À MONTPELLIER, LA VIE QUOTIDIENNE D'UNE FAMILLE VRAIMENT BOURGEOISE : LES WARNERY-LEENHARDT EN 1895



  À MONTPELLIER,

LA VIE QUOTIDIENNE D'UNE FAMILLE VRAIMENT BOURGEOISE  :

LES WARNERY-LEENHARDT EN 1895






DERNIÈREMENT, un bouquiniste des "Dimanches du Peyrou" m'a offert un "Agenda de poche"  manuscrit daté de 1895 portant à l'encre rouge sur sa couverture la mention (plus récente) :

Carnet noté : Marthe WARNERY, née Leenhardt, ma grand mère.







Autant le dire tout de suite : je n'ai aucune intention d'écrire à partir de ce document la vie de  Marthe LEENHARDT (1862-1947) fille de Charles Leenhardt et de Juliette Bazille, mariée le 27 avril 1885 à Charles WARNERY (1858-1942, naturalisé en 1892) qui restera dans l'histoire, avec Charles Gide, comme le fondateur du mouvement mutualiste français.

La famille vit dans le quartier protestant de Montpellier, au 27 cours Gambetta, dans la même maison que le père de Marthe, Charles Leenhardt, qui est veuf. Cet important immeuble, construit par un certain Jean Rey,  avait appartenu à l'intendant Marie-Joseph Emmanuel de Guignard de Saint Priest : façade sur le Cours, entrées du parc sur les rues Chaptal et de la 32e. Edmond Leenhardt, le cousin architecte modifiera un peu plus tard la façade.
 

Piété

Le couple aura huit enfants. En 1895, cinq sont déjà nés, mais l'un d'eux, le  petit Raoul est mort à 3 ans en 1890. Restent Laure (Lolotte), Max, Noëlle et Maurice : leurs maladies rythment la vie de Marthe. Maurice sera tué en 1916 à Douaumont. 


Disons aussi, mais à Montpellier tout le monde sait ça, que nous sommes au  cœur d'une famille protestante et vraiment bourgeoise (je me permets ce clin d'œil à Fabrice Bertrand).
Et maintenant, je vais essayer, au fil des notes prises au jour le jour par Marthe Warnery, d'accrocher des lambeaux de vie sociale à cet arbre généalogique volontairement décharné.

MONDANITÉS
Le 1er janvier 1895 se passe sans cérémonie spéciale en visite chez les parents, proches dans les deux sens du mot : une grande partie des frères, oncles ou cousins habite le quartier Jeu-de-Paume, Marceau, Gambetta, Saint-Denis.

Ces visites occupent tout le mois. Certaines sont brèves, de courtoisie, d'autres se transforment en dîners (d'huîtres chez les Henri Lichtenstein, 15 bd Jeu de Paume), ou en dimanches à la campagne. N'empêche, c'est un vrai marathon :  
Visites et visites... nous ne finissons pas ! 
soupire Marthe le 19 janvier. Heureusement, elle est souvent accompagnée par Albertine Bazille ou par Delie Castelnau, qui ont toutes deux épousé un Leenhardt.

Passé le rush du nouvel an, les visites
ont tendance à rayonner dans les alentours de Montpellier.  On va Villa Louise voir les Franz Leenhardt.  On déjeune à Layrargues (Mauguio) chez les Pomier-Layrargues. On banquette à Lavanet (route de Ganges) où les René Cazalis reçoivent tout Montpellier. On va goûter chez Roger à la campagne Planchon, avec danse. Et on se retrouve sans cesse à Fonfroide le Haut, chez les Henri Leenhardt, ou chez les Burnand, le peintre et graveur suisse qui illustre Frédéric Mistral, un des meilleurs amis des Gide. On prend le thé à Layrettes, route de Grabels, ou à Verchant, deux propriétés des Pomier-Layrargues. On visite à La Barque, la famille Paulhian, que Marthe écrit avec un i, comme elle le prononce. 

On va bien sûr beaucoup à La Lauze (à Saint-Jean-de-Védas), achetée en 1869 par Charles Leenhardt, et qu'il léguera à sa mort aux Warnery en 1900, mais qui sera détruite pendant la 2ème guerre mondiale. On y passe le mois d'octobre, la famille se réunissant à l'occasion des vendanges. 
 

Jacques Louis Jules DAVID (1829-1886) La Lauze en 1878


 
On multiplie aussi les voyages à Palavas pour s'occuper du chalet où il est prévu de s'installer en juin pour une cure de bains de mer et des promenades en bateau. Hélas, pluie, pluie, pluie...  le départ est retardé d'une semaine. Le mauvais temps n'empêche toutefois pas les nombreuses visiteurs de séjourner au chalet, mais favorise une épidémie de coqueluche.










VOYAGES

La famille voyage aussi beaucoup. Il y a les nombreux voyages d'affaire de Charles Warnery pour la Suisse, (Charles Warnery qui est citoyen suisse jusqu'à sa naturalisation en 1892 y retrouve sa famille à Lausanne). Parfois, une varicelle des enfants retarde un peu ces voyages qui durent en général quelques semaines.  En avril-mai, il part pour le nord de la France (Le Havre,  Reims, Paris...) où il restera 3 semaines.  En septembre, un mois en Algérie, et en décembre, quelques jours à Valence en Espagne.








Un autre voyage demande à Marthe mures réflexions et pénibles hésitations. C'est pour elle un vrai déchirement de laisser pendant dix jours ses enfants à Montpellier et d'accompagner son père, Charles Leenhardt, et les Franz Leenhardt sur la Côte d'Azur.  Charles (son mari) les rejoindra quelques jours plus tard.  C'est là que le couple avait fait son voyage de noces dix ans plus tôt. Ils reconnaîssent à peine Monte Carlo, qui a tellement changé depuis : c'est devenu un lieu de perdition pour tant de gens!  A Cannes, Charles Leenhardt achète un équipage de chevaux, magnifiques.  A Nice, on croise la reine d'Angleterre.
Un séjour en Suisse est beaucoup plus agréable : les quatre enfants en font partie, et c'est pour Marthe un vrai bonheur de retrouver sa belle-famille pour laquelle elle a une affection particulière. Début septembre elle soupire : C'est triste d'être à la fin d'un séjour et de devoir quitter tous ceux qu'on aime.


MALADIES
Mais, avec quatre enfants, il y en a souvent un de malade. N'oublions pas la mort du petit Raoul. La varicelle, la coqueluche, une fièvre  clouent souvent les enfants à la maison. Les nurses s'en occupent, bien sûr, mais la maman se réserve souvent les veilles et soins de nuit, distribuant des tasses de tisane à tout le monde.
D'ailleurs, il arrive que les serviteurs eux-mêmes soient atteints :  le 11 janvier, trois d'entre eux sont au lit, dont la femme de chambre. Ça n'empêche pas la maison de tourner, le personnel valide étant encore nombreux : nurses, bonnes, cuisinières, cocher...
Les parents, eux, n'ont que des rhumes, ou des maux de dents.


CHARITÉ
La neige, le gel, les maladies peuvent bien interrompre les visites, ils n'ont aucune prise sur  les oeuvres charitables. qui occupent une large partie du temps de Marthe.
C'est le cas des  réunions de couture, qui se tiennent alternativement chez l'une ou l'autre des membres de la société de bienfaisance.
C'est aussi le cas des ventes de bienfaisance où l'on donne des objets et où on en achète d'autres, en consommant thé et pâtisseries maison.
La  vente des écoles a lieu une fois par an. Elle rapporte 2 600 F en janvier, ce qui n'est pas mal du tout.
D'autres actions charitables, comme la loterie pour le Sauvetage de l'enfance, la Vente des pauvres (250 F. ), la Vente des missions ou celle de l'asile (c'est-à-dire la crèche qui rapporte 3150 F.) ponctuent toute l'année. Anna Gide en est la cheville ouvrière, comme son mari Charles est celle de la mutualité. Les couples Gide et Warnery sont parfaitement symétriques, et Anna Gide accueille très souvent chez elle les jeunes enfants Warnery. Marthe aurait-elle un jour rencontré André Gide?
On le voit, Marthe est d'une activité débordante. Son agenda indique le plus souvent deux ou trois activités par jour.
Vente des Ecoles
Quant à L'Union des Femmes de France, tout le comité est venu chez Marthe : et contrairement à ses craintes (tiens?), la réunion n'a pas été trop froide. L'Union des femmes de France avait pour objet  "la préparation et l'organisation des moyens de secours qui, dans toute localité, peuvent être mis à la disposition des blessés ou malades de l'armée française". La mère de Marthe est une cousine de Frédéric Bazille.

Les visites aux malades, dont Mme Molines (mère ou épouse du pasteur?), font aussi partie de ces actions charitables. Il est vrai que Mme Molines est une proche voisine, puisqu'elle habite au 20 du cours Gambetta.
Une autre malade, Mme Bringue, reçoit aussi pendant quelques mois les visites  régulières de Marthe, parfois accompagnée d'une parente, avant son transfert et sa mort à l'hôpital. Marthe signalera cette pauvre femme à l'attention du consistoire et de la municipalité.
Marthe fait aussi régulièrement des visites aux pauvres, souvent en compagnie de Magguy Cazalis.
Mais ce qui frappe à la lecture des 365 pages de ce carnet, c'est l'équilibre entre ces activités charitables et une vie sociale et culturelle somme toute très bourgeoise.

CULTURE
La musique tient beaucoup de place dans cette famille. Charles, par exemple va écouter Rigoletto à l'Opéra le soir de son départ pour la Suisse.  Les enfants pratiquent le piano chez Mlle Ray dès l'âge de 7 ans, et participent à une symphonie enfantine dont les répétitions occupent souvent les après-midi des dimanches ou des jeudis avant sa présentation un mercredi de mars chez Paire [?] :
la soirée a été charmante, la symphonie fort appréciée, champagne, polka ont été redemandés une seconde fois avec enthousiasme... on a dansé avec entrain jusqu'à 1h 1/4. Enfants compris?
On va aussi faire de la musique chez les uns ou les autres, comme cette soirée de novembre où tout le monde se retrouve pour chanter chez les Jean Castelnau.  N'oublions pas non plus la présence obligatoire aux grands concerts de bienfaisance, comme celui donné par La Famille Montpelliéraine fin novembre.
Exposition Eugène Castelnau
En dehors de la musique et du théâtre, peu de chose.
Je n'ai relevé aucune référence à la littérature. Que lit Marthe? Mystère.
La peinture apparaît une seule fois, mais c'est parce que le peintre est un cousin. Ce samedi 16 février est une journée bien remplie culturellement. Elle commence par la visite de l'
exposition au Musée [Fabre] des tableaux de cousin Eugène Castelnau qui ont été donnés par ses enfants et qui font maintenant un joli effet et une excellente impression, ainsi que les dessins. De là, nous avons été visiter la nouvelle installation du Cercle de la Loge sur l'Esplanade [ce sera la seule visite de Marthe au Cercle de la Loge dont sont membres tous les mâles de la famille. Les femmes en sont, bien sûr, exclues]. Soirée au théâtre pour entendre Paillasse, une nouvelle pièce et une comédie ...
il y a donc 3 spectacles à la file en soirée au théâtre! Qui fait relache lorsqu'une autre fête monopolise l'attention, comme cette
fête au Cercle des Étudiants, nous y sommes tous allés [on sent bien que ce tous représente beaucoup de (beau) monde] et rentrés fort tard. Il n'y a donc eu ni concert ni comédie ce soir-là.
Les tableaux vivants occupent quelques soirées, comme celle que donnent les Fernand Leenhardt, où ils sont fort bien réussis.
En novembre, on amène tous les enfants de la parentèle au cirque.

A noter que les enfants prennent des cours d'allemand.
En novembre, autre activité traditionnelle : ces messieurs chassent, les dames les rejoignent pour le thé à Fontfroide ou à La Lauze.
Cochon
Autre moment fort traditionnel, mais plus inattendu  : le lundi 11 février, on tue le cochon :
L'animal a été beau et a bien rendu. Je ne suis sortie qu'un moment pour aller chez tante Eugénie au thé de 4h.
Le sport est présent grâce au tennis : Charles y joue, mais Marthe se contente, semble-t-il, d'accueillir les réunions tennis qui se tiennent chez elle.
En tout cas, tout le monde fait du patinage au Rocher.

MARIAGES
Un dimanche, l'oncle René, le médecin (père du futur architecte) vient annoncer le mariage de sa fille Hélène avec M. de Richemond : on ne sort pas de la parentèle, c'est un très joli mariage! Marthe offrira des fauteuils au jeune couple.
En mai, tout le monde est également ravi du mariage de Jules Castelnau  et d'Isabelle Pomier qui sera fêté à Layrette par un dîner très intime (?) de 65 couverts, suivi d'un toast réunissant le grand monde dans le jardin illuminé. En fait, les festivités durent trois jours !
Grand mariage aussi de Mlle [Lucie ] Des Hours [avec Charles Oster], à Mézouls : 150 couverts, illuminations, danses au hautbois, très jolie fête. 
Mariage
Mais d'autres mariages sont perçus comme des catastrophes. C'est le cas de celui de Gustave Leenhardt (43 ans, banquier dans la Grand-rue) avec Marguerite Martin (40 ans, orpheline d'un médecin de Lodève). On n'en parle pas :
Nous n'avons pas parlé de ce mariage de Gustave qui fait tant causer tout le monde. Quelle tristesse aura donné ce garçon [qui a 10 ans de plus que Marthe]! Personne ne connaît au juste cette demoiselle Martin !
Finalement un voyage en Suisse, chez les parents de Charles sera un motif parfait pour ne pas assister à ce mariage.

FOI ET RELIGION
Sans surprise, la présence au culte protestant est rarement notée : la pratique religieuse est une évidence. On ne relève que certains moments forts comme ce dimanche de mars où Guillaume Granier fait une belle prédication.
Les prédications de la semaine de Pâques (pasteur Gounelle, ou Mr de Richemond) ou les réunions de réveil qui rompent l'ordinaire sont signalées : 
Réunion de prières fort touchante et vivante ce matin... Que de moyens de sanctification nous avons ! Dieu veuille qu'il nous en reste un sérieux désir de faire des progrès dans la foi (mercredi des Cendres).



Le jour de Pâques lui-même se passe chez les Jules Castelnau en chants et chœurs de Paques.
Proche du piétisme et du mouvement du Réveil, Marthe ne voit pourtant pas de problème à passer l'après-midi du vendredi saint chez les demoiselles Valette pour s'occuper des chapeaux d'été.  Il est vrai que le shoping n'est pas pour elle une partie de plaisir. En novembre, elle écrira : Quelques courses pour m'occuper d'un manteau d'hiver. C'est bien ennuyeux !
Cette foi profonde, où la prière tient une grande place se prolonge par une participation active aux "affaires" de l'église protestante : en fin d'année culte à 4h 1/2 pour la lecture du rapport de l'Eglise présenté par cousin Alfred.
Pour les enfants, le 25 décembre, arbre de Noël chez les Paulhian, suivi quelques jours plus tard de celui de l'hôpital.
Ainsi se boucle cette année 1895.




Charles Leenhardt avait épousé sa cousine germaine Juliette Bazille, dont le père, Scipion Bazille, était marié avec la sœur aînée d'Eugénie Castelnau.
Il était entré dans la maison de vins Bazille qui était devenue la maison Bazille & Leenhardt. Il avait reçu très peu de son père en se mariant car ce dernier, Nicolas, avait fait de mauvaises affaires. Toute la fortune de Charles Leenhardt a été amassée par son travail. Sa situation n'ayant pas cessé de s'améliorer, il avait pu acheter comme habitation de ville la grande maison du 27 cours Gambetta, puis le château de la Lauze et le vignoble des Vautes contigu aux terres de Fontfroide-le-Bas dont il avait eu la plus grande partie avec la maison et le parc à la mort de ses parents. Son frère Henry avait pris le reste des terres de Fontfroide dans la partie la plus rapprochée de Montpellier et y avait fait construire la maison d'habitation et la ferme de Fontfroide-le-Haut.
Le château de la Lauze remontait dans une de ses parties au XIIe siècle. Il avait appartenu aux rois d'Aragon.
Charles Leenhardt, en dehors de sa vie de bureau pour son commerce de vins, s'occupait très activement de ses propriétés. Il s'y rendait deux ou trois fois par semaine au début de l'après-midi dans un magnifique équipage de deux chevaux conduits par son cocher.
C'était un magnifique patriarche à la chevelure et à la barbe blanche, plein de bon sens et de pondération. Ancien président du tribunal de commerce, président de la chambre de commerce, il avait voulu rester en dehors de la politique bien qu'on lui ait offert un poste de sénateur. Son installation, sa fortune lui permettaient de recevoir souvent ses nombreux enfants et petits-enfants. Chaque jeudi il y avait chez lui le dîner.
Charles Warnery  était très musicien et avait formé avec un gland nombre de mes cousins un orchestre. 
Souvent aussi des jeunes membres de la famille apprenaient des comédies et ils jouaient dans un salon.

1 commentaire:

U.C.E a dit…

Guy.

Une très belle découverte sur les Warnery-Leenhardt grâce à l'agenda
de Marthe Warnery. Comme quoi # Les dimanches du Peyrou # sont incontournables et nous permettent de découvrir de véritables pépites.
Amitiés.
Philippe Maréchal.