Le 14 mars 1863 fut présenté à l'Asile des aliénés de Montpellier un spectacle écrit et joué par des fous qui y étaient traités. Était-ce la première fois? Était-ce habituel? Je ne le sais pas, et ce que je ne sais pas sur ce spectacle dépasse de beaucoup ce que je sais. En tout cas, le théâtre semble fréquent dans les asiles d'aliénés tout au long du XIXe siècle. Sade à Charenton : un parmi tant d'autres.
Par exemple, je me suis demandé si le titre "La Lanterne magique" était un titre métaphorique désignant une série de tableaux vivants, avec des vrais personnages sur scène autres que le "présentateur de tableaux" et le chanteur. Ces deux-là sont présentés comme les "principaux personnages". J'ai pensé alors qu'il y en avait donc d'autres, ceux auxquels s'adressait la chanson, puis je ne l'ai plus pensé, privilégiant l'hypothèse d'une vraie lanterne magique projetant pour le spectateur les images des personnes dont on parle.
Mais quelles images? Des portraits, des caricatures, des silhouettes, des ombres chinoises? Mystère. Et
qu'est-ce qu'on voit lorsqu'on parle de la douche ("une fournée d'hommes marchant tête baissée..."?), de la promenade
(qui s'étire sur des kilomètres autour de Montpellier), ou, plus difficile encore à imaginer, lorsqu'il est question de La création anthropomorphique et des
résurrections ?Toujours mystère.
En tout cas, il n'est fait aucune mention de dessinateur au générique de la pièce.
Quant aux auteurs, Maître Gilles et Pierrot-Paillasse, ce sont à coup sûr des patients de l'asile. Ce sont gens de bonne culture, maîtrisant un riche vocabulaire. Leur langage est frappé au coin du bon sens, sauf, sauf lorsqu'ils développent une notion qui leur semble capitale puisqu'elle est à l'origine de tous les maux de la terre (et des leurs) : l'anthropomorphisme.
Il m"est impossible de dire ce qu'est cet anthropomorphisme-là. La notion n'est pas celle du baron d'Holbach qui accuse les hommes d'avoir créé Dieu à leur image. Elle ne semble pas non plus en rapport avec une représentation humaine des animaux ou des plantes, style La Fontaine ou Grandville. Et je n'ai pas plus d'explication si je remplace anthropomorphisme par anthropocentrisme. Tout ce que je peux dire, c'est que la bête fait très peur à nos deux compères.
Hors cette "marotte", le discours est cohérent et s'il y a des ruptures dans sa logique, elles ne sont ni plus
profondes ni plus déroutantes que celles qu'on trouve chez les
"poètes-ouvriers" (coiffeur, boulanger, ferblantier, potier...) si à
la mode à l'époque. Le souci d'utiliser le "grand style",
et surtout l'usage des vers et des rimes emprisonne la pensée de ces
rimailleurs dans une camisole qui les force à des contorsions pas toujours
contrôlées. Nos auteurs ne me semblent faire ni mieux ni pire.
Sur la composition de la pièce, il y a, comme l'annonce d'entrée Maître Gilles, une progression du comique au tragique. Il le dit, et je le redis après lui : tragique, et non (mélo)dramatique.
Et ceci, tout en donnant une excellente description de la vie quotidienne et du traitement des malades et des soignants.
Mais à vous de juger, voici fidèlement transcrit in extenso :
LA LANTERNE MAGIQUE
**
Hôpital
Général
LA LANTERNE MAGIQUE
À
L'ASILE DES ALIÉNÉS À MONTPELLIER
14 MARS 1863
*
* *
DÉDICACE À
MONSIEUR LE DOCTEUR CAVALIER
médecin en
chef de l'Asile des aliénés de Montpellier
|
Calixte Cavalier
|
Vous qui, désertant d'Esculape
Les sentiers trop longtemps battus
Au trépas à qui rien n'échappe
Et qui se rit de nos vertus
De l'Empereur comme du Pape
Avez su ravir par votre art
Des humains une bonne part;
Vous dont
le rare et beau génie
Maîtrisant
jusqu'à la folie
Au fou
dans sa triste prison
Rend
l'espérance et la raison;
Agréez
cette dédicace
D'un
opuscule écrit sans grâce.
Vous y
verrez les médecins
Traités
d'ignorants, d'assassins.
Mais ceci,
docteur ne s'adresse
Qu'à
ceux-là seuls que le bât blesse,
Aux
Sganarelle. Quant à vous
Ici nous
apprécions tous
Votre
savoir, votre mérite.
Mais mon
Pégase a pris la fuite;
Je dois le
suivre sans tarder.
Je prends
donc, sans le demander,
Congé de
vous. Comme ma bourse
Ma muse
est à bout de ressource.
Puisqu'il
le faut, restons muet;
Le sage à
point nommé se tait.
POST-SCRIPTUM
Si de
votre bonté c'était un pur effet,
Envoyez-moi,
je vous en prie,
Un peu de
tabac s'il vous plait,
Mais du
tabac de la régie.
Il en est
de la poésie
Tout comme
du tabac : on prise sa saveur,
Elle
charme par sa magie
Et se fond
ensuite en vapeur.
- Sur le théâtre dans les hôpitaux psychiatriques au XIXe siècle,
voir par exemple : http://psychiatrie.histoire.free.fr/vieasil/theatre.htm
Principaux
personnages :
Maître
Gilles, explicateur des tableaux.
Pierrot,
dit Paillasse, chargé de la musique et de la partie du chant
Table des
matières :
Réclame de
Maître Gilles au public
1er
tableau : Barandon et Chavès
2me
tableau : Poulallion et Ricome
3me
tableau : Les deux arabes
4me
tableau : Troupe de gardiens et gardiennes
5me
tableau : Les gendarmes
6me
tableau : Le prince Impérial et ses précepteurs
7me
tableau : Le tabac et les fumeurs
8me
tableau : Les Jésuites
9me
tableau : Les médecins
10me
tableau : Les filles de Saint-Vincent
11me
tableau : La douche
12me
tableau : La promenade
13me
tableau : La création anthropomorphique et les résurrections
14me
tableau : L'atelier
RÉCLAME DE
MAÎTRE GILLES,
EXPLICATEUR DES TABLEAUX DE LA LANTERNE MAGIQUE AU PUBLIC DE
MONTPELLIER
air : Tenez-moi, je suis un bon homme
V'nez
curieux de tous les âges
Gens de
tout sexe et d'tous états,
Venez tous
admirer des images,
Des
tableaux comme on n'en voit pas.
Pour voir
ma lanterne magique
Il ne faut
pas beaucoup d'argent.
Oui, pour
dir' vrai, toujours j'me pique
De plaire
au public indulgent.
On fait
ici plus d'un miracle;
On y
guérit de tous les maux
Et, si la
mort n'y met obstacle,
On sort
plus ingambe et dispos.
Oui, c'est
vraiment à n'y pas croire
Le diable
y règne à sa façon.
Sans avoir
soif on force à boire
Et l'on
n'épargne pas le bouillon.
Je
m'adresse aux gens d'cette ville
Au bon
public de Montpellier,
Aux hommes
et femm"s d'humeur facile
Et
craignant fort de s'ennuyer.
Il en
cout' plus pour boir' bouteille
Que d' v'nir voir mon panorama.
J'ai déjà
la puce à l'oreille
Qu'on
n'goutte pas c'spectacle-là.
Pour voir
ma lanterne magique
On peut
venir soir et matin
Le
spectacle est toujours comique
Et devient
tragique à la fin.
Mais pour
éclairer ma lanterne,
J'aurais
besoin d'un bel esprit
Pierrot,
tout en riant, décerne
Du foin à
plus d'un érudit.
Attention, Messieurs et Mesdames ! prenez vos places
et silence au parterre. On va commencer à l'instant
- Tout sexe au singulier, tous états au pluriel.
PREMIER
TABLEAU
BARANDON
ET CHAVÈS
Ces deux personnages à barbe de bouc, à la démarche compassée, au geste
impérieux, vous représentent deux compétiteurs à la couronne du Maroc.
L'un, celui de droite, est né dans la planète de Sémélé. Il a reçu le
pouvoir de tout transformer sous ses mains. Avec des cailloux et des minéraux,
il fait des diamants gros comme une roue de charrette. Au moyen d'un léger
véhicule dont il est l'inventeur, il s'élève à volonté dans les airs,
parcourant des distances incommensurables et se transporte avec une rapidité
extraordinaire d'une planète dans une autre. Il a pris le nom assez vulgaire de
Barandon.
L'autre, celui qui est à gauche, est atteint de monomanie ambitieuse. Il
prétend que toutes les couronnes de la terre lui appartiennent. Il se donne
comme un véritable Messie d'Israël. Il est porteur des clefs de St Pierre et,
en cette qualité, il a la triple couronne sur la tête. Il doit un jour
soumettre tous les peuples de la terre à sa domination et veut établir la
capitale de son nouvel empire à Panama, isthme qui joint les deux Amériques. Il
a pris le pseudonyme de St Félix de Chavès, mot qui en Portugais veut dire
clefs.
Pierrot, surnommé Paillasse,
chante les couplets à l'adresse de Barandon.
Air de la Ronde de la famille
indigente.
Il ne faut
s'étonner de rien
Ce siècle
est vraiment pittoresque
Avec de
l'or, on mène à bien
Le travail
le plus gigantesque.
Grâces à
Barandon
On peut
faire en ballon
Voyage sûr
et leste.
Le
véhicule est de carton
Après vous, s'il en reste.
Auprès de
nos beaux diamants
Que sont
les mines de Golconde?
Venez voir
nos assortissements,
Chez nous
cette matière abonde,
On
l'extrait des métaux,
Des
cailloux, végétaux,
Ça devient
indigeste.
Nos
diamants sont les plus beaux
Après vous, s'il en reste.
Couplets à l'adresse de St Félix de Chavès
De
l'empire de l'univers
Dieu mit
sur son front la couronne.
Les clefs
du ciel et des enfers
Sont
remises à sa personne.
Chavès
prendrait plaisir
À nous
faire rôtir.
Il veut
qu'on nous moleste
Faites
d'après votre désir.
Après vous, s'il en reste.
Vient-il
des bords du Missouri
Ce dévot
et saint personnage?
À voir sa
barbe de cabri,
On le
prendrait pour un sauvage.
Du trône
de Maroc
Il devrait
faire un troc
Contre une
bonne veste
À vingt
sous! sa défroque en bloc
Après vous, s'il en reste.
DEUXIÈME
TABLEAU
POULALION
ET RICÔME
Maître
Gilles au public :
Ce deuxième tableau vous représente deux originaux qui, n'ont pas leur
pareil au monde. La nature n'a rien épargné pour les rendre aimables, et leur
éloquence est du meilleur goût. Ils ont toujours à la bouche un heureux choix
d'expressions qui charmeraient l'oreille la plus délicate et dans un seul jour
ils épuisent à eux deux tout le vocabulaire poissard.
Le premier, à droite, est à la fois écrivain, improvisateur et
sténographe. Il a pour nom de guerre Poulalion. Il a une très haute opinion de
lui-même et les empereurs et les rois ne sont pas dignes, parlant par respect,
d'être les porte-coton de son auguste fessier.
Quant à celui qui est à gauche, quoique plus modeste, il n'en est pas moins
redoutable par sa langue, et, pour le faire dégoiser pas n'est besoin qu'on le
provoque. Il n'a de grossier que l'habit qu'il porte et il pourrait en
remontrer au plus expert en fait de noire malice. Il est vaniteux et
susceptible et se croit, sans pourtant oser le dire un personnage d'une haute
importance. Il est connu dans l'établissement sous le nom assez plaisant de
Ricôme, ce qui indiquerait une origine anglaise.
Pierrot, dit Paillasse, chante les couplets suivants
Air : Et ma mère est-ce que j'sais
ça?
À
l'adresse de Poulalion
Vous qui
voulez de la halle
Apprendre
l'affreux jargon
Afin de
faire scandale
Quelque
jour dans un salon,
De bon matin à l'asile
Venez
écouter les fous
Poulalion
seul en vaut mille
Pour vous
lancer des atouts
Comme il défile
à merveille
Ce risible
chapelet !
Il choisit
comme l'abeille
Son butin
où ça lui plait.
C'est le
diable qui lui souffle
Des mots
ignorés de tous
Fuyez loin
de ce marouffle
Ou
rendez-lui ses atouts.
À l'adrese de Ricome :
D'un
langage plus vulgaire
Et ne
parlant que patois,
Ricome
l'atrabilaire
Contrarie
à chaque fois
Il
faudrait, pour lui complaire,
Mettre
tout dessus dessous
Et,
quoique vous puissiez faire
Il vous
lance ses atouts.
Pour un
homme de ma sorte,
Quel
plaisir, matin et soir,
D'entendre
dire à ma porte :
Voleur,
bélitre, éteignoir.
Et ces
gens, ne vous déplaise,
Passent
pour dieux chez les fous.
Admirez-les
à votre aise
Messieurs,
mais gare aux atouts!
TROISIÈME
TABLEAU :
LES DEUX ARABES, MOHAMED BEN SAAD ET MARABOUT .
Maître
Gilles au public :
Ce tableau
vous représente deux arabes venus dans ce pays pour apprendre la médecine et
étudier les mœurs françaises.
Le
premier, à droite, Mohamed ben Saad, est comme vous pouvez le voir, d'une
taille et d'une constitution athlétiques. Il aime peu le travail mais, en
revanche, ne déteste pas la bouteille à laquelle il donne assez volontiers une
accolade, quand il le peut. Il est du reste très doux de caractère et d'humeur
fort tolérante.
Quant au
deuxième à gauche, qu'on surnomme Marabout, c'est selon nous un franc-arabe, un
renégat ou un métis. Il baragouine à la fois l'Arabe et le Français. Il est du
reste délateur et brouillon de son naturel taciturne et sournois. C'est un type
assez exact de ces Arabes Bédouins qui pillent et assassinent les caravanes
dans le désert.
Pierrot Paillasse chante les couplets suivants à
l'adresse de Mohamed ben Saad dont il est l'interprète.
Air particulier
Oui, quant
à moi je suis Français,
Et j'aime
bien mieux la cuisine
Qu'on fait
à Paris que les mets
Qu'on vous
prépare à Constantine.
Du couscoussou
J'ai plein mon soûl
Qu'un
autre à ma place le mange.
En France,
je passe pour fou,
Mais je
bois bois du bleu pour un sou
Excusez si
ça vous dérange.
Un
chapitre de l'Al-Coran
Du vin
nous interdit l'usage
Et du prophète
musulman
En public
on vante l'ouvrage
Mais en secret
On se permet
Bouteille
de vin sans mélange,
Puis, au
bouchon qui la fermait
On dit, en
narguant Mahomet
Excusez si
ça vous dérange.
À l'adresse de Marabout dont Pierrot est aussi l'interprète :
Moi,
j'aime fort les palmiers verts
Les dates,
le soleil d'Afrique
Mais
j'estime qu'en l'Univers
La France
est un pays unique.
Sans nul motif
Défunt ou vif,
Par un
caprice assez étrange,
On vous
tient en prison captif,
Mais on
dit : prenons l'évasif
Excusez si
ça vous dérange.
En France
on s'agite beaucoup
Pour faire
du bruit dans le monde.
Quant à
moi, qui suis un peu loup
Je vis
dans une paix profonde
Content de peu
Me croyant Dieu
Sur les
bons chrétiens je me venge
Je suis
sournois et boute-feu
Je ne me
fixe en aucun lieu
Excusez si
ça vous dérange.
- C'est à dire composé
spécialement.
4me
TABLEAU :
GROUPE DE GARDIENS ET DE GARDIENNES
Maître
Gilles au public :
Ce tableau
vous représente un jour de gala à la cour. Les gardiens et les gardiennes, bien
endimanchés, se promènent bras dessus-dessous dans les allées des jardins. Ce sont tous des gens robustes,
pour la plupart venus des montagnes du Rouergue ou de l'Auvergne. Ils sont
chargés de soigner et surveiller les malades à qui ils donnent assez volontiers
des gourmades, quand ceux-ci sont par trop récalcitrants. Du reste, comme il ne
nous appartient pas de juger des supérieurs, nous allons céder la place à
Pierrot dit Paillasse, chargé de la musique et de la partie du chant et qui,
dans une chanson qu'il a composée à ce dessein, va faire connaître à
l'assemblée les mœurs et le caractère de ces braves montagnards .
LE BAL DES
AUVERGNATS, chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse des
gardiens et des gardiennes de l'établissement.
Air
particulier.
Assemblons-nous,
Mesdames,
Surtout ne
soyons pas
Ni
d'hommes, ni de femmes,
Rien que
des Auvergnats.
C'est
aujourd'hui dimanche,
Mettons
nos beaux atours,
Chemise
toute blanche
Et veste
de velours.
Refrain
Ohé! Ohé!
au bal de la musette
Ohé! Ohé!
nargue de l'étiquette
faut saisir
Le plaisir.
Au diable
la boutique
Le charbon
et le bois.
Formons un
pique-nique
À s'en
lécher les doigts.
Préparons
la marmite
Du pain
bien rissolé;
Nous
mangerons ensuite
Du bon
petit-salé.
Une soupe
au fromage
De notre
cher pays
Vaut mieux
qu'un bon potage
Ou une
poule au riz.
Un morceau
de saucisse
Avec du
vin clairet
Pour
chasser la jaunisse
Rend le
coeur guilleret.
A cette
régalade
Il faut panser
aussi
Une bonne ensalade
Et puis du
pain rousti.
Goûtons la
bonne chère
De
Monsieur Balthazar.
Pour
dessert il faut faire
Une
omelette au lard.
Pour finir
la soirée
Nous
allons rigoler
D'une
bonne bourrée
Il faut
nous régaler.
Il faut
pas qu'on s'endorme
Frappons
des pieds, des mains,
Tant pis
si ça déforme
Nos petits
escarpins .
La danse
parisienne
Elle ne me
plait pas.
On se
remue à peine,
On fait
des petits pas.
Quand nous
sommes ensemble
Et que
nous gigotons
Toute la
maison tremble
De tant
que nous sautons.
Je ne sais si le jeu de mot
chère /chair du cochon est volontaire. - Qui ont remplacée les
sabots à l'arrivée à Montpellier.
5me
TABLEAU :
LES GENDARMES .
ROUQUIER, SICRE ET THÉVENIN.
Maître
Gilles au public :
Les
gendarmes sont dans tout pays les amis de l'ordre et les soutiens de
l'autorité. Ils ont droit au respect de tous les citoyens en leur qualité de
représentants de la force publique.
Jacques
Philippe Rouquier est aussi remarquable par sa taille que par l'élévation de
ses idées et la noblesse de ses sentiments. Son style et son langage visent
toujours au sublime. Aussi est-il peu compris de ceux qui l'écoutent et il est
assez douteux qu'il se comprenne lui-même. Il s'est signalé en Afrique par un
grand nombre de promesses et son nom est en vénération chez les arabes. Il
s'intitule Le sauveur de la ville d'Oran.
Quant au
gendarme Sicre, il est sujet à des accès de rage et de frénésie. Quand il est
dans cet état, il n'est pas prudent de l'aborder car il frappe indistinctement
sur tout le monde et vocifère les injonctions les plus grossières. Il vise
aussi au bel esprit et se dit l'auteur de plusieurs chansons inédites.
Quant au
gendarme Thévenin, ancien brigadier, il est d'humeur assez douce, poli dans ses
propos et assez bien élevé. Il parle et écrit purement la langue française,
connaît à fond sa théorie et n'a, dit-on, d'autre défaut que celui de trop
aimer la bouteille et de mettre trop souvent les pieds dans la vigne du Seigneur.
Pierrot
Paillasse chante les couplets suivants à l'adresse de Rouquier.
Air : du
pas redoublé.
Rouquier,
pour voyager en l'air,
N'avait
que son Pégase
Et ses
yeux lançaient un éclair
Dans leur
sublime extase;
Mais un
jour il dit : après tout,
Ici bas faut
bien vivre
Je vois
que l'on dîne partout
L'usage
est bon à suivre.
On en dira
ce qu'on voudra
Oui, je me
fais gendarme
À l'Olympe
de l'Opéra
Ça fera du
vacarme.
Mais je
m'en bats l'œil quant à moi
Dans tout
pays on dîne
Je suis las
de jeûner ma foi
Si près de
la cuisine.
Notre
intrépide chevalier
S'embarqua
pour l'Afrique.
À sa
taille, à son air guerrier
L'Arabe
fanatique
Crut voir
un envoyé du ciel
Et,
mettant bas les armes
Lui dit :
des enfants d'Ismaël
Allah
tarit les larmes.
Notre
chevalier, dès ce jour
A vécu
dans la tente.
Pour le
Kabyle, objet d'amour,
On le
presse, on le vante;
Est-il
Arabe, est-il Français?
C'est ce
qu'on ne peut dire;
Mais
grâces à lui désormais
Est fondé
notre empire.
À l'adresse du gendarme Sicre
Fier
soutien de l'autorité,
Soyez donc
moins farouche.
Je crois
voir un tigre irrité
Quand vous
ouvrez la bouche.
Recouvrez
vite la raison
Car, dans
votre délire
En
frappant les gens sans façon
Il
pourrait vous en cuire.
À l'adresse de Thévenin
Vive le
vin ! Mais chez les fous
On proscrit
la bouteille.
Le bon
Dieu n'a pas fait pour nous
Le doux
jus de la treille.
Thévenin,
on boit à coup sûr
Dans la
gendarmerie,
Là haut,
gardez-moi du plus pur
Un verre,
je vous prie.
Autre hypothèse, aventureuse,
celle d'un renversement des rôles : l'auteur, un aliéné, se situe comme le
porte-parole du bons sens commun, et décrit d'anciens
gendarmes, devenus gardiens à l'asile, comme s'ils étaient des aliénés.
6me
TABLEAU :
LE PRINCE IMPÉRIAL
ET SES PRÉCEPTEURS .
Maître Gilles
au public :
Le prince
impérial est connu à l'asile sous le nom de Grimaud. C'est un enfant de la plus
belle espérance et d'une intelligence rare pour son âge. Il a déjà atteint sa
quinzième année et il ne sait encore ni parler ni s'habiller. Il est pourtant
doué d'un heureux naturel; mais on attribue le défaut de culture de son esprit
à ses divers précepteurs qui tous, à l'exception du dernier qui est l'arabe
Mohamed ben Saad, homme d'humeur pacifique, semblaient s'être donné le mot pour
l'abrutir à force de coups et de mauvais traitements. Le plus terrible de ces
précepteurs était un parisien du nom de Napied, militaire en réforme qui du
matin au soir prenait plaisir à tourmenter son auguste élève, à tel point qu'il
s'en est fallu de bien peu de chose que la peau du pauvre enfant ne soit restée
entre ses mains.
Le prince
impérial, disons franchement la chose, est d'une insigne malpropreté. On le
croirait natif de Turin car, ainsi que l'enfant du maître d'école, il est
toujours sur le pot ( sur le Po) et ne demande qu'à aller.
Pierrot Paillasse chante les couplets suivants à
l'adresse du prince impérial.
Air : Ah! vous dirai-je maman...
Oui, c'est
un insigne honneur
Que de
porter, Monseigneur,
Sur le
front une couronne.
Je ne
flatte ici personne
Aussi,
prince, croyez-nous
Restez
longtemps chez les fous.
Dans ce
merveilleux palais
Vous vivez
à vos souhaits.
Vous
mangez tout à votre aise,
Vous
faites, ne vous déplaise,
De la
merde au nez des gens.
Les fous
vous sont indulgents.
Vos
régiments sont de plomb,
De papier
ou de carton.
On ne
craint pas de la sorte
D'être un
jour mis à la porte
Faits de
sucre, vos soldats
Certes, ne
s'enfuiront pas.
Vous êtes
partout cité
Pour votre
malpropreté.
Chacun a
sa fantaisie,
Mais il
faut avoir grande envie
De caresser
un enfant
Quand on
vous voit seulement.
À l'adresse de Mrs les précepteurs du prince.
Honte à
vous, doctes pédants,
Qui gâtez
tous nos enfants!
Bien loin
que l'on vous encense
Vous
méritez la potence.
En passant
par votre main
Un géant
devient un nain.
On veut
donner désormais
La science
à peu de frais.
Mais
malgré la concurrence
La sottise
et suffisance
Prendront,
en dépit de tous
Le premier
rang parmi nous.
- Qui n'était pas encore
l'hôpital moderne de Font d'Aurelle (La Colombière actuelle), mais une aile
exiguë et assez vétuste de l'Hôpital général (actuel rectorat, rue de l'Université).
7me
TABLEAU :
LE TABAC ET LES FUMEURS.
Maître
Gilles au public :
Ce tableau
nous représente, Messieurs et dames, le moment de la distribution du tabac de
l'asile. Le concours des amateurs est nombreux. On se presse, on se heurte, on
se coudoie à la grille pour être des premiers à la distribution et Dieu sait
quelle est cette distribution !
De mauvais
bouts de cigare ou de tabac avarié ou falsifié ! C'est encore un régal pour ces
pauvres fous qui sont privés, pour la plupart des choses les plus
indispensables.
Le tabac
leur sert de récréation et de passe-temps. Ils trompent par ce moyen les heures
du jour qui passent si lentement dans cette triste prison et se bercent au
milieu des tourbillons de fumée qui s'exalent de leurs pipes, dans de molles et
indécises rêveries.
Le tabac
est une denrée fort chère à l'asile, ne s'en procure pas qui veut. Il faut savoir s'industrier
(sic) pour en avoir une mince ration journalière, ou quêter par ci par là une
pipe qui vous est souvent refusée. Quand on appelle au parloir un de ces
pauvres malades, la première chose qu'il demande au visiteur, c'est du tabac.
On
pourrait mettre sur le frontispice de l'asile ces deux vers bien connus :
Quoiqu'en dise Aristote et sa docte cabale
Le tabac est divin, il
n'est rien qui l'égale. (Thomas Corneille )
Chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à
l'adresse de Messieurs les fumeurs.
Air de la chanson des vignerons.
LE TABAC
Est-il
plus joyeux passe temps
Que le
tabac avec la pipe
Parmi ces
tourbillons flottants
Le plus
noir chagrin se dissipe.
J'aspire
son acre vapeur
Et la
gaieté renaît au cœur
Le
tabac, butor,
Vaut
son pesant d'or.
Refrain
Être
content,
Toujours
constant
Point
médisant,
C'est le
bonheur
Du vrai
fumeur.
Santé,
gaieté, la paix du coeur,
C'est le
bonheur
Du vrai
fumeur.
Quand je
vois monter vers le ciel
La molle
et bleuâtre fumée,
Je me
crois un prêtre à l'autel
Tenant en
main l'urne embaumée
L'odeur du
musc, l'ambre importun
Ne valent
pas son doux parfum
Fumeurs, grâce à lui
Nous trompons l'ennui.
Que de
querelles, de débats,
Fait
naître une mauvaise langue !
En fumant,
on ne parle pas;
La pipe
vaut une harangue.
On oublie avec le tabac
Et la
corvée et le bivouac
Et sans nul effort,
Paisible,
on s'endort.
Les
lointains et rares trésors
Qui nous
viennent de l'Arabie
Quand ma
pipe fume à plein bords
Ne valent
pas sa poésie.
Oui, tout
philosophe rêveur
Est par sa
nature fumeur
La pipe et le vin
Voilà mon refrain.
Quand je
verrai près de mon lit
Se dresser
l'affreuse camarde,
Je veux à
son nez, par dépit,
Fumer ma
dernière bouffarde.
Et je
bénirai mon destin
Si on me
donne, avec du vin
Du tabac là-haut
plus qu'il ne m'en faut.
- In Le Festin de pierre de Thomas Corneille, qui plagie allègrement la
tirade de Sganarelle dans le Don Juan
de Molière. Mais c'est bien Thomas Corneille (et non Pierre) qui est cité ici, ce qui démoigne d'un bon degré de culture littéraire.
8me
TABLEAU :
LES JÉSUITES JALLOIS ET SANTENAC
Maître
Gilles au public :
Il y a
Jésuites et Jésuites, comme il y a fagots et fagots. Le vulgaire désigne
généralement sous ce nom une foule de démons ambitieux qui s'affublent de toute
sorte de costumes, se travestissent de toutes les manières et jettent
volontairement, quand il le faut, le froc aux orties. On les appelle aussi
Jésuites de robe courte. Ils sont
brouillons et turbulents et ne se plaisent que dans le désordre qu'ils
provoquent par les moyens les plus adroits.
Quant aux
véritables religieux qui restent attachés à leurs devoirs et suivent avec
ponctualité les règles de leur ordre, nous n'avons ici que du bien à en dire et
nous sommes pleins de vénération pour leur vertu. Nous aimons à rendre hommage
à qui le mérite et nous n'hésitons pas à encenser la vertu partout où elle se
trouve. Ces derniers sont les véritables amis de Jésus et les fermes soutiens
de la religion, de même que les premiers sont les compagnons du diable et les
destructeurs de la famille et de la société.
L'anthropomorphisme
gâte tout.
À cette
catégorie appartiennent Jallois et Santenac.
Le
premier, sous une apparence de bonhomie et de douceur, espionne tout ce qui se
passe autour de lui et tient le registre des punitions, corvée qui répugnerait
à tout autre mais qui paraît convenir à son caractère d'inquisiteur.
Quant à Santenac, il a depuis longtemps quitté la soutane pour se livrer à la vie
errante. Il va d'un asile à l'autre et ne se fixe en aucun lieu. Il est ennemi
de toute autorité et veut cependant qu'on ait pour lui de la déférence. Il est
tranchant dans ses opinions et ne souffre pas d'être contrarié.
Ce sont
tous des hommes transformés, loups ravisseurs qui dévorent les agneaux de
première création [18].
LES
JÉSUITES, chanson composée et chantée par Pierrot-Paillasse à l'adresse de ces
messieurs.
Air : Ma
petite, monte vite...
Refrain
Reprenons
notre marotte
Nous,
vrais amis de Jésus.
Flétrissons
d'Iscariote
Les
fausses vertus.
Le pape,
dans son courroux,
Un jour
nous exila tous,
Voulant
chez lui désormais
Avoir
la paix.
Ce n'était
qu'un pur caprice
Dont il se
repentit bien,
Et notre
sainte milice
Vrai, n'y
perdit rien.
On nous
appelle en tout lieu
Les
ennemis du bon Dieu.
C'est à
tort : chacun pour soi
Telle
est ma foi.
Si le
peuple nous échappe,
Nous
savons prendre son bien
Ce n'est
qu'en volant le pape
Qu'on est
bon chrétien.
Dans notre
communauté,
On fait
voeu de pauvreté.
Mais on
sait pour le plaisir
Se
travestir.
Nous
glissant dans les familles,
Nous
fouillons chaque recoin.
Des
garçons, des jeunes filles
Nous avons
grand soin.
Aux
disciples de Jésus,
Nous
laissons les pas perdus.
Nous
voulons, pimpants, joyeux
Entrer
aux cieux.
Ne peut-on
servir le monde
Et faire
aussi son salut?
Buvons,
amis, à la ronde,
À Mons.
Belzébuth.
[18] - Première apparition de l'anthropomorphisme, de l'homme transformé et des agneaux et des hommes de la première création. Celle cosmologie est déroutante.
- À cette question, les
jésuites du XVIIe répondaient plutôt oui, les jansénistes plutôt non.
9me
TABLEAU :
LES MÉDECINS.
Maître
Gilles au public :
La
médecine est devenue de nos jours l'apanage exclusif des hommes nés de
l'anthropomorphisme qui ont pris
dans les facultés le monopole de son enseignement.
Intéressés
à déguiser la vérité à l'homme de 1ère création dont ils exploitent partout
l'ignorance. Ils ont à leur service sur toute la surface du globe terrestre une
foule de démons, agents subalternes qui vivent tous des misères humaines. La
nature bienfaisante par elle-même n'avait refusé à l'homme que les vêtements
naturels et sur ce point on peut dire que l'homme a été moins bien partagé que
les autres animaux ; mais elle ne lui avait pas donné d'infirmités
héréditaires.
L'anthropomorphisme
seul a créé cette monstruosité. La plupart des graves et honteuses maladies qui
affligent l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe et le dégradent à ses
propres yeux ont toutes leur origine dans les poisons, au premier rang desquels
figure le poison béni de Loyola ou le stibium
ardens .Il
serait trop long d'énumérer tous les autres.
L'anthropomorphisme
a pris de nos jours des proportions si démesurées que cette prophétie de
l'Évangile s'est littéralement accomplie par rapport à l'homme de 1ère création
: et je vous dis en vérité que le fils de
l'homme n'aura pas une pierre où reposer sa tête.
Quand donc
cette malheureuse créature verra-t-elle tomber de ses yeux le bandeau qui lui
cache la lumière et demandera-t-elle enfin à Dieu l'accomplissement de son
infaillible promesse, la fin du monde.
LES
MÉDECINS, chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse de ces
messieurs.
Air du
vaudeville de Mr Scarron.
Refrain :
Célébrez,
célébrez la médecine
Et que le flon flon
Ici
s'élève à l'unisson.
C'est un
art de noble origine.
Frère
d'Apollon,
Esculape
est un franc lurron.
Si vous
voulez du Pactole
Voir chez
vous couler les flots
Faites-vous
sur ma parole
Guérisseur
de tous les maux.
Oui, c'est
par la médecine
Que
l'homme au ciel est conduit
Un médecin
assassine
Et ça ne
fait pas de bruit.
Les bords
fleuris du Parnasse
N'ont pour
moi plus de douceurs,
Et mon
oeil avec tristesse
N'y voit
que tableaux menteurs.
Le mal a
flétri ma vie
De la
naissance au tombeau
Et la
fortune ennemie
M'assaillit
dès le berceau.
L'homme né
pour la souffrance
Ne trouve
sur son chemin
Que
dédains et répugnance
Nul Dieu
ne lui tend la main.
Chacun rit
de sa misère
Seul,
Esculape, au berceau,
Lui
sourit, Dieu tutélaire
Qui se
nourrit de sa peau.
Pour
chaque morceau qu'il mange,
Pour
chaque habit qu'on lui fait,
Il lui
faudra, chose étrange,
Avaler,
comme du lait,
Le poison
qui le dégrade
Et, s'il
ne meurt pas du coup,
Il devra,
triste malade,
Attendre
la dent du loup.
- Cette prière radicale est pour un incroyant le signe d'un
désespoir total, pour un croyant une position extrême où bien peu de chrétiens
se sont aventurés (je pense à Léon Bloy).
10me
TABLEAU :
LES FILLES DE SAINT VINCENT OU SœURS
DE CHARITÉ.
Maître
Gilles au public :
Il en est
des soeurs de Charité comme des Jésuites : il y a fagots et fagots. Celles qui
sont spécialement attachées aux maisons d'aliénés, familiarisées de bonne heure
avec le spectacle des misères humaines, semblent avoir tari dans leur sein tout
sentiment de pitié ou de commisération.
Elles
semblent même prendre à tâche de tourmenter les pauvres malades qu'elles se
plaisent à contrarier pour les plus petites choses. Nous ignorons si ce sont
des filles d'enfer ou des filles du Ciel. Ce qu'il y a de certain, c'est
qu'elle ne remplissent à l'égard des malades aucune des obligations de leur
ordre.
Il faut
dire aussi, pour leur justification, que la plupart des hommes qui sont dans
cette maison sont peu abordables et qu'il est même prudent de s'en tenir
éloigné. Ce sont tous des princes ou des grands personnages tombés dans
l'infortune et dont le caractère s'est aigri par l'effet d'une longue suite de
revers immérités. Ils appartiennent presque tous à la création
anthropomorphique et se placent dans leur orgueil au premier rang des dieux.
Laissons-les
se complaire tout à leur aise dans cette idée, jusqu'à ce que la triste réalité
vienne les rendre au sentiment de la froide raison.
LES FILLES
SœURS DE SAINT VINCENT, chanson
composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse de ces dames.
Air : Vous
m'entendez bien.
Les
filles, sœurs de Saint Vincent,
Bien moins
éprises d'argent,
Feront à
leurs malades
Eh
bien!
Des
tisanes moins fades
Vous
m'entendez bien.
Pour
secourir l'humanité
Elles font
vœu de pauvreté!
Ces anges
de la terre
Eh
bien !
Tariront
la misère
Vous
m'entendez bien.
Dans nos
somptueux hôpitaux
S'il se
mange de bons morceaux
Pour le
pauvre Lazare,
Eh
bien !
Le
bouillon est trop rare
Vous
m'entendez bien.
Pour
nourrir la divinité
On dévore
l'humanité
Notre
Dieu, chose étrange !
Eh
bien !
Comme nous
boit et mange
Vous
m'entendez bien.
L'homme
seul ici fait le mal
damné par
un arrêt fatal.
Un ange
tutélaire
Eh
bien !
Console la
misère
Vous
m'entendez bien.
Ne
maudissez pas tant le sort,
Humains
que réclame la mort.
Tout près
de votre tombe
Eh
bien !
Dieu mit
une colombe
Vous
m'entendez bien.
Puisqu'à
tout il faut une fin
Et que le
trépas est certain,
Mes
soeurs, pourquoi d'avance
Eh
bien !
Prescrire
l'abstinence?
Vous
m'entendez bien.
- Ici, l'anthropomorphisme
semble renverser le sens habituel du terme. Alors que d'Holbach, refusant la
Genèse où Dieu crée l'Homme a son image
dit que l'Homme a créé Dieu à son image (c'est l'anthropomorphisme),
pour Maître Gilles, ces hommes se refont une personnalité calquée sur l'image
qu'ils se font de Dieu.
11me
TABLEAU :
LA DOUCHE.
Maître
Gilles au public :
Parmi les
passe-temps plus ou moins agréables qu'on vous procure dans cette triste maison
figurent au premier rang les bains et douches et les promenades. Voyez-vous
passer devant vous cette fournée d'hommes marchant la tête baissée et n'osant
souffler le mot. Ce sont des condamnés qu'on mène à la douche. On les
déshabille, puis on les plonge brutalement dans une baignoire en pierre à
laquelle s'adapte, au moyen de crampons de fer, une lourde planche. À
l'extrémité de cette planche est pratiquée une échancrure où passe tout juste
le cou du patient.
C'est dans
cette position gênante qu'il est obligé de recevoir sur la tête une vraie
cataracte qui tombe de deux mètres de hauteur. Cet horrible supplice dure
quelquefois, réitéré il est vrai à plusieurs reprises près de dix minutes.
Mais
laissons tomber le rideau sur cet affreux spectacle qui révolte l'humanité et
que, pour notre part, nous sommes impuissants à décrire.
LA DOUCHE,
chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse des amateurs de
ce genre de spectacle.
Air du
Carillon de Dunkerque.
Refrain
À boire, à
boire, à boire !
Pour
chasser l'humeur noire,
Toujours
se porter bien,
La douche
est un sûr moyen.
Lorsque
mauvaise tête
Au pugilat
s'apprête
Et veut
d'un bras nerveux
Vous
saisir aux cheveux
Gardiens,
veuillez m'en croire,
Il faut le
faire boire
Lorsque la
cataracte
Avec
mesure exacte
De deux
mètres de haut
Tombe bien
comme il faut,
On garde
la mémoire
D'un coup
si rude à boire.
Une vision
folle
Dans les
murs de sa geôle,
Comme pour
l'égayer
Sourit au
prisonnier,
Il rit :
sans autre histoire
Il faut le
faire boire.
Barandon
dans l'espace
Peut bien suivre la trace
Des astres
radieux;
Moi, je
ferme les yeux
Dans ma
cuve ou baignoire
Quand on
me verse à boire.
Nougaret
de sa plume
Peut orner
maint volumes;
Hugol de
son crayon
Dessiner
Brid'oison.
Je préfère à leur gloire
Une
chanson à boire.
Dans leur
sombre colère
Les
maîtres de la terre
Font
gronder le canon.
Tout
tremblant à leur nom,
Je prends
l'échappatoire
Quand on
me force à boire.
Je veux en
gai monarque
M'installant
dans la barque
Auprès du
vieux Caron,
Pour narguer
l'Achéron
Dire à
tour de mâchoire
Cette
chanson à boire.
12me
TABLEAU :
LA PROMENADE
Maître
Gilles au public :
Pour
distraire les malades et dégourdir leurs jambes, on leur fait faire des
promenades militaires qui durent une demi-journée, et ne croyez pas qu'on
choisisse les bons chemins. C'est à travers des sentiers pierreux, anfractueux
et escarpés que l'on passe de préférence.
Vous voyez
partout des mornes figures. Chacun garde un profond silence qu'interrompt de
temps en temps la voix d'un gardien qui stimule les retardataires.
Et
pourtant, ces promenades, toutes fatigantes qu'elles soient pour des hommes
malades et presque exténués, sont considérées à l'asile comme une grande
distraction. En effet, on oublie pour un moment les grilles et verrous de
l'hôpital de force. On respire un air plus pur et la vue est agréablement
recréée en contemplant à chaque pas de nouveaux sites et des tableaux variés.
LA
PROMENADE, chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse de
Messieurs les amateurs.
Air :
Allons, Glycère
Refrain
À la
campagne !
Jour de
cocagne,
Tu luis
pour nous
Au diable
grilles et verrous.
Partons
bien vite,
Que l'on
profite
de ce beau
jour
Le doux
printemps est de retour.
Déjà
défile le cortège
Au réveil
d'un jour printanier
Des
amandiers la fleur de neige
Embaume
l'odorant sentier.
Nous
quittons bientôt la grand'route
Pour
prendre les chemins pierreux
Faisons
comme l'âne qui broute;
Les grands
chemins sont dangereux.
Pour ne
pas se casser la jambe
Il faut
observer chaque pas.
Ici, faut
se montrer ingambe,
Et pour
sauter n'hésitez pas.
Quelle
agréable promenade !
Certes,
jamais course au clocher
N'a valu
cette mascarade.
Voisin,
gardez-vous de broncher.
Ouf !
J'éprouve une soif ardente,
Ne
pourrait-on avoir du vin?
C'est trop
coûteux, cette eau courante
Vous
suffira pour ce matin.
Tout
essoufflés, morts de fatigue,
Nous
arrivons au rendez-vous.
Quelques
noix et deux ou trois figues
C'est un
bon repas chez les fous.
13me TABLEAU :
LA CRÉATION
ANTHROPOMORPHIQUE ET LES RÉSURRECTIONS.
Maître Gilles au public :
La création anthropomorphique
dévore tous les enfants de la 1ère création depuis le commencement des temps.
C'est toujours sur la terre la continuation de la première tragédie humaine, le
meurtre d'Abel par Caïn. C'est dans cette race privilégiée d'hommes ou de
dieux, si l'on veut, qu'il faut chercher les types originaux et la diversité
des caractères plus ou moins excentriques qui défraient depuis si longtemps le
théâtre et la littérature de tous les peuples. Pour consoler l'homme de son
infériorité relative, on a imaginé la résurrection qui n'est la plupart du
temps qu'une supercherie et qui n'est point réelle. C'est un être nouveau, tout
à fait semblable au premier, qui vient prendre sa place dans la société et le
remplacer avantageusement.
La religion chez nos bons aïeux
reposait sur la foi; aujourd'hui, elle s'appuie sur la magie, moyen repoussé de
tout temps par les bons esprits. Si l'anthropomorphisme au milieu des
merveilles de toute sorte que font éclore les beaux-arts et l'industrie, est
devenu chose indispensable, il n'en est pas moins vrai que, poussé à l'excès,
il tend à dépeupler l'humanité : nous protestons quant à nous de toutes nos
forces contre cette alchimie surnaturelle qui semble autoriser le meurtre et
bouleverser la société de fond en comble.
Nous ignorons ce que devient
l'homme après cette vie. Son âme est-elle immortelle ou est-elle absorbée par
le Grand tout, par l'âme universelle du monde qui est Dieu ? Voilà des
questions qui ne sont pas encore résolues et que nous n'avons pas la prétention
de résoudre.
Non nobis tantes componere lites.
LA RÉSURRECTION, chanson composée
et chantée par Pierrot Paillasse, à l'adresse des résurrectionnistes.
Air : Chers enfants, chantez (de
Bérenger)
Refrain
Chers amis, mourons gaiement !
Courage
!
Faisons du tapage
Et que notre enterrement
Soit un amusement.
Chez nous on fait plus d'un
miracle
On remonte les vieux ressorts;
Les boiteux marchent sans obstacle
Et l'on fait revivre les morts.
Le sourd reprend l'ouïe
Le borgne a ses deux yeux
Le fou perd sa folie,
On rajeunit les vieux.
Vous, humains de faible nature,
Gens qui tremblez devant la mort,
La résurrection assure
Aux pauvres naufragés un port.
Si l'on prend notre place
Au banquet d'ici-bas,
C'est pour nous faire grâce
De trop rudes combats.
Nous devons revenir sur terre
Pourquoi donc nous fâcherons-nous?
On dit pourtant qu'au même verre
On ne boit pas toujours deux
coups.
Est-ce la mort qui règle
L'avenir incertain
Ne lâchez pas pour l'aigle
Le moineau dans la main.
On ne veut pas nous laisser vivre
On prétend, je ne sais pourquoi,
Que Dieu, du sort fermant le
livre,
D'un chacun doit remplir l'emploi
Ah! la chose est unique !
Bon Dieu, bien du plaisir !
Agréez ma pratique
Et veuillez me servir.
On nous maudit dès la naissance
Et l'on ne fait nul cas de nous
Nous sommes réservés d'avance
À porter tous les mauvais coups.
Amis, qu'on se console
Des coups et des affronts.
En âme sur parole
Nous ressusciterons.
14me TABLEAU :
L'ATELIER. Maître Roch,
charpentier et menuisier. Me Gaillard, tourneur et menuisier. Me Birouste,
cordonnier. Me Thomas et Me Lanet, tonneliers. LeConte, tailleur.
Maître Gilles au public :
Toutes les professions sont
représentées à l'asile d'une manière allégorique, c'est-à-dire qu'un seul
homme joue les personnages de plusieurs. Les charpentiers et menuisiers sont
représentés par Mr Roch, homme laborieux et habile de ses doigts, mais dont
l'aigre fausset atteint, en parlant, le dernier diapason des sons aigus
perceptibles.
Les tourneurs et menuisiers ont
pour représentant Mr Gaillard, homme pacifique et raisonnable. Les cordonniers
Mr Birouste dont on ne peut dire aussi que du bien, les tonneliers Mr Thomas,
estropié d'une main, et Mr Lanet, épileptique, ce qui du reste n'exclue pas
chez eux les bonnes qualités.
Les tailleurs sont représentés par
divers, entr'autres par Le Conte qui confectionne tous les jours, tout en
voyageant de Montpellier à Rome, des montagnes d'habits, de gilets, et de
pantalons.
Nous allons clore ici notre
lanterne magique et prendre congé du public, en laissant à Pierrot Paillasse
l'honneur de chanter à la digne assemblée qui nous écoute une chanson de
clôture dédiée à Mrs les travailleurs de tous états.
LES TRAVAILLEURS, chanson composée
et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse de ces Messieurs.
Air de La prise de tabac.
Allons, tonnelier, à l'ouvrage !
Le travail est d'ordre divin.
Qu'importe, après tout, le tapage
?
La bonne tonne fait le vin,
Le bon vin qui nous délasse
Et qui, remède efficace,
Fait renaître la gaieté,
On
donne le plaisir jusqu'à satiété.
Sur
la lyre
Il
inspire
De doctes chansons.
Quand tout va de mal en pire,
Buvons (bis), allons, morbleu !
Buvons !
Allons, cordonnier, du courage !
Ralume ta lampe au matin,
Toujours le premier à l'ouvrage
Chausse le pauvre genre humain.
Le gai travail est ton culte;
En vain, le vulgaire insulte
À ton art chéri des dieux
On ne peut se passer de souliers
neufs ou vieux
L'homme
austère
Te
vénère.
Nos jeunes tendrons
Te doivent le don de plaire.
Buvons (bis), allons, morbleu !
Buvons !
Allons, menuisier ! la varlope
Vaut mieux qu'un sceptre dans ta
main.
Sans nul répit, elle galope,
Tant mieux ! c'est là ton
gagne-pain.
À l'homme sur cette terre,
Le travail est salutaire,
Et quand tu prends ton rabot,
Ton voisin paresseux n'ose
souffler mot.
Sur la treille
À la veille
Filles et garçons
Viendront pour boire bouteille
Buvons (bis), allons, morbleu !
Buvons !
Allons, tailleur, prends ton
aiguille
Et songe à dégourdir ton bras.
Au travail, dès que le jour
brille,
Souvent, la nuit, tu ne dors pas .
Pour dimanche, qu'on s'apprête !
Plus prompte que la navette,
Ton aiguille a pris son cours,
On n'en pourrait compter les
points serrés et courts
La vieillesse
La jeunesse
Les plus fiers lions
Ont recours à ton adresse.
Buvons (bis), allons, morbleu !
Buvons !
Allons, laboureur, qu'on détale !
Voici l'heure du gai travail.
Grâce à tes soins, la terre étale
Ses doux fruits et son riche
émail.
Devant toi fuit la famine.
La raison, sur la colline,
Tout reluisant et vermeil,
Attire le regard et mûrit au
soleil.
Qu'à la ronde,
Tout le monde,
Joyeux vignerons,
En vous imitant réponde :
Buvons (bis), allons, morbleu !
Buvons !
Oui, braves gens que j'encourage
Au travail, par mes chants joyeux,
Prêt à tenter le grand voyage,
Je vous fais mes derniers adieux.
De ma muse un peu caustique
Laissez passer la critique :
Son dard est presque émoussé.
Elle a voulu finir comme elle a
commencé.
Qu'on la blâme,
Sur mon âme,
Elle a cent raisons
Pour ne point changer de gamme,
Buvons (bis), allons, morbleu !
Buvons !
Maître Gilles :
Fermez
le rideau, le spectacle est terminé.
Paudite
cives
FIN