9 octobre 2015

Bédarieux en folie au 18e siècle : un factum burlesque et hilarant

            Un factum est une brochure publiée au cours d'un procès pour défendre une des parties. Beaumarchais en a fait un genre littéraire grâce à ses démêles avec Kornmann.
Les factums sont généralement amphigouriques et rebutants, ce qui fait qu'ils sont largement sous-exploités par les historiens.
En voici pourtant un qui déclenche le sourire, voire le rire à chaque ligne. 
Ne nous en privons pas.
Bédarieux (Hérault) : Factum
L'histoire se passe à Bédarieux, dans l'Hérault, vers 1775 
Poussés à bout, les consuls se lâchent et déballent toutes les humiliations subies depuis des lustres à cause d'un petit juge local, le viguier Escalle.
Guillaume Escalle, quoique protestant, est l'ami et le protégé de l'abbé de Villemagne, seigneur justicier de Bédarieux. Il a été nommé consul vers 1765 dans des circonstances si bizarres que son élection a été cassée. Dès lors, sa vie se résume à sa consulophobie. 
Mais laissons dérouler le récit des consuls, par la voix de leur avocat Bessière :
* Escalle a la grosse tête :
Tel est le prestige de plusieurs qui sortent de la vie privée pour être admis dans le sanctuaire de la justice : ils confondent le faste avec la dignité; ils affectent en toute occasion de faire sentir la supériorité de leur état; tout, jusqu'à leur accueil, leur paraît devoir changer; ils imaginent que l'extérieur brillant est le véritable apanage des fonctions publiques…
*  Un nouveau Robinson Crusoe :
Bien moins par ambition que par légèreté, il entreprit le voyage de l’Amérique [que faire en Amérique, sinon s’enrichir? on sent bien que les Consuls ne comprendraient pas Châteaubriant].
S’il faut l’en croire, il échoua dans une Isle déserte où il fut réduit pendant dix neuf jours [c’est exactement 28 ans et 2 mois de moins que Robinson, qui est de 1719 en anglais et de 1720 en français] à appaiser sa faim avec des oiseaux qui se laissoient prendre à son gré [les chasseurs bédariciens savent que les grives ne tombent pas toutes rôties]  et sa soif avec leur sang, nouvelle espèce de boisson dont on lui doit la découverte [les consuls n'aiment pas les buveurs de sang]. 
Ramené par un Vaisseau que la providence lui ménagea, il revint dans sa patrie sans gloire comme sans profit. 
Il manquait à ce nouveau chrisologue d’endosser la robe d’Avocat… mais comme on n’acquiert point avec le titre d’avocat les talens nécessaires pour en exercer la profession, la pénurie de Clients l’engagea bien-tôt à solliciter la Viguerie, autant pour se venger du public qui lui reffusoit sa confiance que pour supplanter M. Pujol  son ancien ami qui avoit eu le malheur de lui déplaire. 
Les circonstances favorisèrent le succès de ce prétendant : la Seigneurie de Bédarrieux venoit d’être acquise à vil prix par un homme de la même religion qu’il professoit [l'abbé de Villemagne avait vendu sa seigneurie à un protestant] ; Il fut choisi pour Viguier sans étude comme sans expérience.
* Premières décisions scabreuses du nouveau Viguier :
Réveille avoit tué le père de sa maîtresse d’un coup de couteau, parce qu’il l’avoit battue, l’ayant trouvée avec lui contre sa défense … La procédure fut cassée [par Escale]… L’assassin a resté libre et impoursuivi. 
Rascol, cuisinier du Seigneur de Bédarrieux alors régnant avoit entrepris de donner un soufflet à une jeune fille, cousine germaine du sieur Charles Martel,  marchand fabricant.  Le délit étoit constaté par la Procédure, Me Escale la cassa sous la subtile distinction de feuille ou de feuillet [un vice de forme]. 
La conviction [culpabilité] de Vidal qui avoit tué Calmette étoit parfaite. Il ne fut décrété que d’ajournement personnel… 
Enfin les Officiers Municipaux furent frappés… de la mauvaise administration de la Justice, de la vente de la Seigneurie en faveur d’un Protestant, et de la nomination d’un Juge de la même Secte.  De plus, la suppression des Mairies donne entrée au chef de Justice dans les Assemblées de la Communauté [Enfin le morceau est laché : le Viguier protestant (et le seigneur) mettent le Consulat catholique sous leur coupe]
* Les consuls gagnent la 1ère manche :
Le 6 juin 1765… ils virent avec douleur la Religion Catholique… en danger d'être asservie à la Religion Protestante. Pour cela ils exhument la déclaration du Roi du 12 mai 1724 et les Ordonnances concernant la religion à Bédarrieux du 25 mars 1657, ainsi que l’Ordonnance de l'Intendant Barnage du 21 avril 1731. Conséquence : l'acquéreur de la seigneurie se désiste de ses droits de Justice qui retournent à l'Abbé de Villemagne. Le Viguier est démis de sa charge. M. Pujol est rétabli Juge.
* Escale, redevenu avocat, jette feu et flammes :
Certains Fabriquans se plaignaient des sieurs Fabregat au sujet de la teinture de leurs draps, Me Escale mendia l'avantage de faire valoir leurs plaintes… Il n'est point d'injure, point de calomnie qu'il ne vomit dans une Requête imprimée qu'il affecta de répandre à plaines mains… [mais il est désavoué par ses clients eux-mêmes qui trouvent que ça va trop loin]. 
En 1769, alors que Lasteules est premier Consul, la plainte du chapelier Sénaux au sujet de sa Capitation dégénère en attaques directes contre le Consul. Cette fois-ci, c’est Sénaux qui doit des excuses publiques ordonnées par l’Intendant. 
Enfin, Escale part s’établir à Béziers. Il s’y marie à une demoiselle qui sçait allier des grâces naturelles à la douceur d’un caractère heureux et sur-tout à une vertu solide. Le divorce est inévitable : Me Escale devint insuportable ; l’Epouse vraiment Catholique [lui ne l’est toujours pas devenu] le congédia, et il fut réduit à rejoindre sa patrie.
*  Retour funeste pour la Ville de Bédarrieux !
A cette époque, Me Pujol ayant fixé son séjour à Castres, la place de Viguier fut de nouveau l'objet de l'ambition de Me Escale ; il parvint à la satisfaire à la faveur d'un Certificat de Catholicité qu'il extorqua du Curé [beaucoup moins méfiant que les consuls, tout comme le curé de Béziers qui avait célébré le mariage, ou le seigneur-abbé de Villemagne. Dans leur croisade religieuse, les consuls ne sont pas suivis par l’Eglise].
Guillaume Escalle viguier de Bédarieux
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* L'apothéose baroque
Pour Noël 1768, les consuls obtiennent le droit de porter robe rouge et hermine. On installe  un banc d'apparat dans le chœur pour l’étalage que les Consuls devoient y faire des robes rouges que le Roi leur avoit accordées. 
Premier acte du nouveau Juge : un acte judiciaire sommant les Consuls de reculer leur Banc pour faire place à celui qu’il vouloit y mettre pour les Officiers de la Juridiction.. 
Pour détourner les yeux du public de ce spectacle nouveau, Escale provoque une scène risible d’autant plus choquante qu’elle a lieu le jour de Noël.
Là, il faut tout citer :
Me Escale n’ayant qu’une robe d’Avocat [témoin de la misère des fonctionnaires dans les zones rurales face aux consuls marchands et industriels] en décora l’Huissier, qu’il arma en même temps d’une baguette. Il endossa à son tour un manteau  d’Abbé : deux voiles de femme fort amples formèrent une cravate immense, terminée par deux grands nœuds qui descendoient presque au genou ; l’habit et le chapeau répondoient à l’élégance de sa parure ; et il eut soin de préparer dans une glace fidelle le maintien et la marche qui devoient en relever l’éclat.
             Ainsi harnaché, ce juge se rendit gravement à l’Eglise le jour de Noël, précédé de l’Huissier et de sa baguette, pour y occuper un prie-dieu couvert d’un tapis jaune, assorti d’un large carreau [coussin], et un grand fauteuil  de même couleur, où il se donna en représentation : … son affublement et la nouvelle décoration de l’Huissier attirèrent tous les regards ; ils ne pouvoient qu'éclipser par leur bizarrerie les robes rouges des Consuls  et ça, ça ne se pardonne pas.
           Une ordonnance du Sénéchal de Béziers du 3 juin 1769 interdit (trop tard) fauteuil et prie-dieu au Viguier et lui enjoint d’aller en habit décent.
           Le Noël suivant, c’est lors de la séance du Conseil renforcé qu’un nouvel incident oppose le Viguier au Sieur d’Abbes de Cabrerolles, conseiller politique… La scène fut si vive que toute l’Assemblée déserta [de crainte ou de mépris ?]  Encore une fois, le Parlement, le 23 mars 1770 obligera le Viguier à des excuses publiques. 
           Toute la municipalité est déstabilisée : personne ne veut plus prendre le risque de se faire élire : L’élection des Consuls, qui devoit se faire le premier janvier 1769 fut suspendue ; personne ne vouloit s’assembler. Les Officiers municipaux qui se trouvoient en place refusoient de continuer leurs fonctions. C’etoit assez pour les Citoyens de consacrer leur temps aux affaires publiques, sans être exposés à des discutions particulières vis-à-vis d’un Juge aussi révolté.  Cependant l’élection fut faite par la suite, pour faire cesser le désordre qui résultoit du défaut des Consuls.
           Comme le viguier doit recevoir les serments, il exige que la cérémonie se passe chez lui. Refus des consuls, qui ont gain de cause auprès du sénéchal. Quant à Fabrégat, élu premier consul en 1770, il refuse carrément de prêter serment et de faire aucune des fonctions de consul.
           En 1771, les électeurs pensent tourner la difficulté en nommant premier consul Me Benoît Escale, cousin du viguier. Ce fut une année calme.
             Mais cette paix ne fut pas durable. En 1772, les suffrages tombèrent sur le sieur de Lasteules pour le premier chaperon. Quoiqu’il fût un des plus capables de résister aux entreprises du Viguier, il suivit l’exemple du sieur Fabregat par les mêmes motifs. Ses collègues ne furent pas moins timides, et la Ville resta sans Consuls pendant près d’un an. 
             Cette carence des consuls laisse le champ libre à Escale :  
            En 1769, le même Officier donna(ordre) à la jeunesse pour l’accompagner à l’Eglise le jour de la fête locale avec les Violons. Fut-il plus flatté de la gloire de se montrer en spectacle à toute la Ville en affectant dans sa marche une gravité et une lenteur également risibles, que du plaisir d’entendre le son harmonieux des Instrumens ? (M. Escale est tout, du moins il veut l’être, Avocat, Littérateur, Politique, Musicien, joueur de Flutte)... Un appareil aussi pompeux que nouveau occasionna des indécences dans l’Eglise, et une querelle sérieuse entre les jeunes gens Catholiques, ceux faisant profession de la Religion prétendue réformée, et les gens Mariés. … Les trois chefs de l’escorte furent conduits aux prisons de Béziers où ils restèrent quinze jours Sans doute plus pour les bagarres que pour avoir escorté le juge. On se demande par ailleurs si les jeunes Protestants étaient dans l’Eglise. La phrase est volontairement ambiguë.
              Les consuls font à cette occasion preuve d'une mauvaise foi certaine : les Loix publiques du Royaume défendent d’ailleurs les danses, que les Violons annoncent… Ils invoquent même là dessus les Pères de l’Eglise. Or, ils semblent n'avoir jamais interdit les danses (heureusement).
* Un dernier événement va relancer l’histoire (les histoires, plutôt).
Me Escale obtint au Sénéchal de Béziers le 27 janvier de ladite année 1772 une Sentence qui ordonne :
1)   Qu’il sera invité aux feux de joye
2)    Que le jour de la fête du lieu, les Consuls, accompagnés de la Jeunesse et des Violons, iront le prendre avec la livrée Consulaire dans sa maison pour aller tous ensemble à l’Eglise.
3)   Qu’ils lui communiqueront en l’absence du Seigneur les ordres supérieurs concernant l’administration de la Police [est-il  vraiment extraordinaire qu’un Juge puisse connaître les lois?]
4)   Les Consuls sont condamnés aux trois quarts des dépens.
            Or, Le Sénéchal étoit notoirement incompétent pour connoitre de pareilles contestations que l’Intendant avait décidé de renvoyer au Conseil. En conséquence, le Syndic général de la Province poursuivit un arrêt  du Conseil du 7 août 1772 revêtu de Lettres-Patentes qui déclare nulle et comme non avenue la Sentence du Sénéchal de Béziers [beau conflit de juridictions], et ordonne que titres et mémoires seront remis à M. de Saint-Priest (l'Intendant du Languedoc) pour sur son avis être par Sa Majesté ordonné ce qu’il appartiendra, avec défenses aux parties de se pourvoir ailleurs… L’affaire remonte donc jusqu'au Roi.
            Le Juge lui-même a attendu huit mois pour rédiger son mémoire qui fait opposition au Syndic de la Province. C’est à ce mémoire que les Consuls répondent dans notre factum.
Le résultat de ce procès dépasse la compétence de l'amateur de factums.
 

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20 février 2015

La mélancolie de Jean le Noir, misanthrope, typographe, colporteur de livres, lecteur et bibliothécaire, qui fit le tour du monde d'Alençon à Montpellier a travers l'Afrique, le Brésil, le Pérou, Saint-Domingue, le Canada, l'Inde et la Chine et mourut dans une bibliothèque. Le mystérieux roman de Gautier, curé de la Lande de Gul en 1789

Jean Le Noir ou le Misanthrope par M. Gautier, curé de la Lande de Gul. 1789
                  Voici un livre qui  se retrouve ici parce qu'il recèle, dans un coin, une description du milieu médical de Montpellier à la veille de la Révolution très curieuse, et dont je n'ai jamais relevé la trace nulle part.
                   Et dans une autre pièce, plus grande et mieux décrite encore, des détails mieux sentis encore sur tous les métiers du livre au milieu du XVIIIe : typographe, imprimeur, libraire, colporteur de livres, bibliothécaire, et lecteur...
                  C'est un de ces mystérieux romans comme savait en faire la fin de l'Ancien Régime. Picaresque et philosophique, il est à classer entre Jacques-le-Fataliste et Jan-l'an-Près de Jean-Baptiste Fabre (réédité par Philippe Gardy et Le Roy Ladurie in L'argent l'amour et la mort en pays d'oc). 
                   L'auteur en est  Jean-Jacques Gautier (1749-1829), curé de la Lande de Gul (c'est vrai!!) , dont la notoriété n'a sans doute pas dépassé Alençon dont il a écrit l'histoire.
                   Le roman est publié en 1789 à Paris, Hôtel de Bouthillier, rue des Poitevins. La BNF attribue cette adresse à cette époque à la fois au libraire Lavillette et au libraire imprimeur Antoine Laporte sans choisir entre les deux.
                   Il s'agit d'un in-8° de 246 p. 
                   Il y a eu une réédition en 1791.
                   Et puis, plus rien.
                   Ni Google ni Gallica ne l'ont numérisé, et il semble n'exister que 6 exemplaires dans les bibliothèques publiques de France : 2 à la BNF 1 à Dijon 1 à Châlons-en Champagne, 1 à Alençon, 1 à Caen.


                    La fiche de la librairie CHAMONAL décrit parfaitement les errances de Jean-le Noir autour du monde :
                    Roman d’aventures publié par l’historien normand Jean-Jacques Gautier (1748-1829). Son héros, Jean le Noir, d’humeur mélancolique et misanthrope, est originaire des environs d’Alençon dont il part jeune pour exercer divers métiers à Paris. Puis il embarque à Marseille pour un voyage qui le mène à Madère, puis au Cap Vert où il a une discussion sur la traite des noirs avec un Anglais (pp. 82-83) ; il traverse l’Atlantique pour le Brésil et le Paraguay, redescend par le Cap Horn pour le Chili et le Pérou (où il assiste à un tremblement de terre à Lima). Il franchit ensuite le Pacifique pour aller en Chine via les îles Mariannes, aborde à Canton, puis part pour Pondichéry, Surate, l’Ile de France et arrive au Cap de Bonne-Espérance. Il gagne à nouveau l’Amérique via Sainte-Hélène et aborde à Cayenne puis Saint-Domingue, le Canada et Québec (livre III chapitre XVII sur la Virginie et la Pennsylvanie qui enthousiasme Jean le Noir). Notre héros retourne enfin par Marseille dans sa province natale où il meurt à l’âge de 38 ans après avoir fait son testament. Ce long voyage initiatique autour du monde, divisé en très courts chapitres, est bien dans le ton des romans philosophiques de l’époque, dans le style de Candide, où le héros rencontre à chaque étape divers personnages qui parfont son instruction. 

                  Justement, c'est de ce que ne dit pas cette fiche qui m'intéresse ici.
                 Je laisserai aussi de côté deux problèmes majeurs : 
                  Le premier concerne l'époque où se déroule le roman. Les indices chronologiques sont précis, mais contradictoires. Disons qu'il semble se passer entre 1725 et 1750, soit presque un demi siècle avant son écriture.
                  Le second est son origine : Gautier parle plusieurs fois d'un manuscrit de  Mémoires à propos de son livre. Or, celui-ci est toujours écrit à la 3e personne. Donc, pas de Mémoires?  Mystère entretenu par l'auteur dans l'Avis au lecteur
                 Demeurant depuis plusieurs années dans la paroisse où il a dû prendre naissance, j'ai été dans la cas de faire toutes les informations nécessaires; que j'ai questionné là dessus les vieillards, qui m'ont répondu n'en avoir aucune connaissance. Il est donc plus que probable que ces Mémoires sont une fiction.
                  Et pourtant, une foule de petits faits vrais qui ne peuvent être tirés de la vie de l'auteur né après l'époque du livre sentent le vécu.
Les Mémoires de Jean le Noir : fiction ou histoire?
                  Tout ce que j'aimerais dire, c'est que le livre mérite grandement d'être lu.
                  Voici, à titre d'exemple, la naissance illégitime et les enfances Jean le Noir :
                  La mère ne fit ni neuvaine, ni pélerinage pour avoir cet enfant; elle ne suspendit point d'ex-voto; les Hermites d'Andaines, de Blanche-Lande et d'Ecouves n'avoient point prévu sa naissance qui fut un coup de foudre, un scandale dans la paroisse.
                Jean le Noir est  fils d'une tailleuse de haut-de-chausses et de père inconnu.
                 Il fut surnommé Le Noir pour la couleur de ses cheveux. Ce nom est aussi fondé que ceux de Chemin, de Rue, de Pré, de Champ, de Chêne et de Poirier; il vaut bien ceux de Veau, de Boeuf, de Loup, de Chien et de Chat; et il n'est pas plus hideux que celui d'un gentilhomme de Houlme, du célèbre Enguerrand le Goulu, qui se qualifioit de puissant et excellent seigneur de Mille-Savates, de la Mare-Marivaux et du Pont-Huant. 
                 Sa mère meurt aussitôt.
                 Le pauvre enfant fit un cri perçant lorsqu'on l'approcha du sein de sa mère déjà froid. Et l'on prétend qu'il y puisa les premières impressions de misanthropie qu'il a manifestée en toutes circonstances...
                  Il est pris en charge par ses grands parents. Mais à 5 ans,
                  il ne savait encore demander du pain en aucune langue. 
                 Ce fut alors que le bonhomme (son grand père) pensa sérieusement à son éducation; et un beau jour, revenant de la grande pénitencerie de Seès, il en rapporta les premiers principes de la mélancolie qui a toujours altéré le tempéramment de mon héros : c'étoit un alphabet... 
                 Cet alphabet devient un instrument de torture pour Jean le Noir, lui qui à la fin devait mourir  dans une bibliothèque!  
                 Les parents de Jean le Noir n'étoient heureusement point assez riches pour le tenir toujours sur les livres. Il passe donc comme Gargantua une enfance assez libre et heureuse de petit campagnard. Mais tous ses plaisirs sont chèrement payés : ayant un jour attrapé, dans le sein pierreux de la noble Cance ... une petite truite comme une grenouille, le Sergent de la forêt le trouva, le battit, le fouetta, et le baigna cruellement. 
                   Sa misanthropie s'accentue encore. A douze ans, il découvre sa bâtardise. Depuis cette découverte, Jean le Noir devint plus taciturne, plus rêveur, plus mélancolique.



                   Il se rend à Paris, chez son oncle cocher qui lui offre son premier livre : L'art de péter. C'est une révélation. Jean le Noir, enchanté de la trouvaille de son oncle, de la merveille des livres, de l'art de péter, va trouver sa vérité dans le livre.
                   Jean le Noir, constipé, mécontent des hommes et de son métier, auroit dû entrer dans la boutique d'un Apothicaire, pour se guérir : il ne fit pas plus mal, il entra dans la boutique d'un Libraire; on y trouve des histoires, des Romans et des dissertations qui valent bien une dose d'opium...
                   Je vous laisse lire (cliquez sur l'image pour l'agrandir) la vie de Jean le Noir au milieu des livres
Jean le Noir se voue au livre chez l'imprimeur d'Houry
Jean le Noir imprimeur janséniste de la rue Saint-Jacques

Jean le Noir prend découvre Voltaire et les Philosophes, et devient colporteur de livres
Le colporteur de livres et les femmes de Paris
Jean le Noir bibliothécaire du roi
Jean le Noir lit comme Bouvard et Pécuchet
                     Il devient composteur (compositeur typographe) chez d'HOURY. Quel Houry? L'histoire ne le dit pas, ce qui est gênant, les d'Houry ayant imprimé de 1678 au XIXe siècle : l'absence de prénom empêche toute datation. Il compose l'Almanach royal.
                     Puis, il passe chez d'autres imprimeurs de la rue Saint-Jacques. Il compose des thèses en latin qu'il ne connoissoit pas, mais surtout des livres sur les 5 propositions de Jansénius. Or, en 1725, à plus forte raison en 1750, les 5 propositions sont une vieille lune (vieille de 100 ans), et le jansénisme ne se mobilise plus alors qu'autour de l'Unigenitus et des 101 proposition de Quesnel. En 1789, ces polémiques étaient furieusement surannées.
                      Je laisse à penser ce que devint JLN au milieu de ces énormes compositions; il avoit beau bailler, s'étendre, se plaindre, gémir, les Jésuites n'en avoient pas plus de pitié que les écrivains infatigables de Port-Royal.
L'imprimeur charitable, pour le distraire, le fit travailler par intervalles à l'histoire des Revenans de Dom Calmet, au Traité de la Baguette divinatoire, à une nouvelle édition de Rabelais, au Misanthrope de Molière et à quelques pieux romans : Sterne n'existoit point encore.
                       Ici, Gautier dévoile ses deux vrais maîtres: Rabelais et Sterne.
                       Voltaire commençoit à paroïtre, ses poésies légères servoient aussi de récréation à JLN; et il commençoit à prendre du goût aux lettres et chantoit en les rangeant sur le composteur. Mais il vit chez les Imprimeurs, des Poètes qui avoient l'air si affamés, des Philosophes si dégueuenillés , qui avoient la barbe si longue au sortir de la Bastille, qu'il se dégoûta tout à fait. Et les accès de sa mélancolie devinrent si violens que les Imprimeurs furent forcés de l'abandonner. 
                        Le chapitre XVII qui suit a pour titre : Jean le Noir colporteur de livres et donne idée à la fois de la vie d'un colporteur de livres et du style de Gautier.
                        Puis il devient bibliothécaire du roi.

                        Jean le Noir avoit vendu quelques nouveautés piquantes aux gardes mêmes de la bibliothèque du Roi, qui l'attachèrent à la bibliothèque, parce qu'il était assez bon bibliographe.  
                         Là, JLN nous fait penser davantage à Bouvard et Pécuchet qu'à Don Quichotte.

                        Mais il lisoit aussi à l'exemple des autres, et ne s'en trouvoit jamais bien;  Il lisoit des moralistes et des examens de conscience, qui lui apprenoient des péchés qu'il ne connoissoit pas; il lisait des amusemens curieux, des recueils de bons mots qui le faisoient dormir; il lisoit des livres d'anatomie et il n'osoit plus se baisser; il lisoit de la pathologie, et il en étoit malade de chagrin.
                         Son oncle mort, il recherche du travail. : Le Lieutenant de police lui offrit une place d'écrivain au Bureau des Nourrices. Il répondit très-maussadement qu'il aimeroit mieux écrire des lettres d'amour chez les Ecrivains du Cimetière des Innocens. 
A un colonel, il répondit qu'il aimeroit mieux se faire Garçon-Boucher que de tuer des Anglais pour dix-huit sols par jour. 
Gautier est brillant dans l'humour noir. 

Il y a des métiers encore plus sots que celui de bibliothécaire...
                         Il part pour MARSEILLE à la suite d'un abbé astronome qui doit aller observer Vénus dans les mers du Sud. Le port, avec ces matelots si crasseux, qui répandent une odeur si désagréble, le déçoit.
                         Méditerranée. Pirates. Océan. On joue aux dominos et on étudie la géographie, l'histoire. Madère. Furieuse tempête. Le Cap Vert (?) et la traite des Négres.
                         Arrivée à Rio de Janeiro, au Brésil : Les Dieux ont sûrement quitté l'Olympe pour habiter ce pays. Et la mélancolie de Jean le Noir ne pourra plus y tenir. 
Mais :
                         Il se promena dans la ville; il rencontra de petits hommes fort laids, qui ne ressembloient point du tout aux Dieux de la fable. Il vit sur les balcons des femmes chargées de reliquaires, de médailles, de chapelets, de croix, qui lui jettoient dévotement des fleurs pour l'agacer. Il vit dans toutes les rues des oratoires où l'on chantoit spirituellement des cantiques spirituels. Il rentra beaucoup plus mélancolique qu'il n'étoit sorti.
                         Monte-Video - Jésuites du Paraguay - Araucos du Chili - Tremblement de terre à Lima - Les Cordilières et le volcan Guagua Pichincha -
                         Hélas, au sommet du Pichincha, un nuage épais, en forme de brouillard descendit sur les Astronomes, et, pendant ce temps-là, la brillante Vénus passa lentement dans son char étincelant, traînée par deux ramiers agiles, sans qu'il fût possible de la voir.
                         Le fiasco de l'expédition rend Jean encore plus mélancolique, malgré la beauté de Lima où ils s'attardent au retour. Condamnation de Pizzaro et des conquistadors :
                         Parce qu'il (l'empereur Ataliba) n'embrassoit point tout d'un coup notre divine religion, fallait-il faire tirer sur sa suite, piller tous ses bagages et l'emprisonner? Les Apôtres en agissoient-ils ainsi, lorsqu'ils alloient prêcher les Gentils...? 
                         Son protecteur, l'abbé astronome, meurt sur la route du retour :
                         Jean le Noir faisoit des exclamations, des Ah! sur tous les tons, parcouroit au moins deux octaves en descendant, et finissoit par une espèce d'évanouissement, comme une chanteuse de l'Opéra.
                         Il hérite pourtant de mille écus avec lesquels il se promet d'acheter tous les bons livres qui ont été faits depuis que le monde existe, et il se consoloit un peu.
                        Le capitaine du navire dévoile alors ses ordres secrets portant
qu'il reviendroit du Pérou par l'Asie, parce qu'une Princesse, très spirituelle et de bon goût, voulait avoir des marmots (singes ou panda) de la Chine. Qu'il passeroit par Pondichéry et qu'il feroit en sorte, par l'entremise du Gouverneur, de tirer des Bramines un exemplaire de leurs livres, que l'on déposeroit à la bibliothèque du Roi, et dont il seroit donné communication à quelques Académiciens des Inscriptions, pour voir si l'on n'y trouveroit pas de traces de l'ancienne conquête des Indes et de la philosophie de Pythagore.
                        Iles Mariannes - Canton et ses porcelaines - Pondichéry et Bénarès où il est impossible d'acquérir le moindre livre. - Surate et ses balliadères -  Ile de France (île Maurice) - Cap de Bonne Espérance - Ile de Saint-Hélène.
                        Cayenne et son peuple d'ex-prostituées ouvre une tirade féministe :
                        Ce sont les hommes qui réglent le sort des femmes, qui causent leurs malheurs; ce sont eux qui triomphent de leurs foiblesses, et qui les en punissent... Je vous en prend à témoins... Et les Officiers et les soldats se frappoient tous la poitrine; et, à leur exemple, le Capitaine, les passagers et les Matelots se frappèrent la poitrine. 
                         Décidément,  Jean le Noir a tout pour nous plaire. Il est pour l'abolition de l'esclavage, contre le racisme et le colonialisme, pour la tolérance religieuse et même quelque peu féministe.

                         Saint-Domingue et ses Caraïbes : Rouges et noirs, ils sont également les enfants de la nature, et le Créateur leur doit ses bienfaits comme aux Européens. Il aime certainement autant les têtes d'ébéne du Congo que les blondins d'Angleterre 
                        Condamnation de la colonisation - Côtes de l'Amérique - Réflexions sur Guillaume Pen et la Pensylvanie des bons Quakers - Québec - Assemblée des Iroquois et des Algonquins dans la ville de Trois-Rivières.
                        Puis, Jean le Noir revient à Marseille.
                        Que faire? Il décide de s'en rapporter au Doyen des Avocats d'Aix-en-Provence pour savoir s'il iroit à Montpellier prendre médecine, à l'intention de se purger d'une partie de la bile qu'il avoit fait sur mer.
Le misanthrope suivant l'avis de son Avocat, se mit en route, passa par l'antique ville d'Arles, laissa à droite Nismes, Aigues-Mortes à gauche et arriva à Montpellier un jour de fête solennelle.

La foule bariolée des malades de Montpellier
Esculape et Saint Roch : le dieu bicéphale de la médecine à Montpellier
                     Voici, pour illustrer le style répétitif de Gautier, lancinant (et lassant) comme des litanies, mais strié de lueurs inattendues, tout le chapitre : Jean le Noir à Montpellier. (Je rétablis ici la graphie moderne).
                     En arrivant à Montpellier, Jean le Noir trouva un grand concours de pèlerins de tout pays, de tout sexe, de tout âge, de toute condition, qui venaient faire leurs offrandes au temple, et demander à Esculape la guérison de toute sorte de maladies, inconnues des Sauvages du Canada. 
                     On y voyait de dolentes Languedociennes, mollement appuyées sur leurs esclaves, qui exposaient doucereusement au Dieu toutes leurs inquiétudes vaporeuses, toutes leurs affections douloureuses, causées par les mouvements spasmodiques du plexus. 
                      On y voyait des financiers, fermiers, receveurs, régisseurs, administrateurs généraux, qui avaient beaucoup de peine à respirer dans la foule, qui demandaient instamment tous les désopilatifs de l'univers, pour désopiler le larynx et la glotte, et qui promettaient de les bien payer (on pense à L'Art de désopiler la rate, de Panckouke)
                     On y voyait des Anglais étiques, qui soutenaient d'une ain leurs mentons pointus, de l'autre leurs haut-de-chausses avalés, et qui n'avaient plus la force que de prier mentalement. ce furent ceux qui firent le plus de pitié à mon héros, parce qu'ils portaient une demi teinte mélancolique qui ne lui déplaisait jamais. 
                     On y voyait des voyageurs qui arrivaient tout récemment d'une certaine île (Cythère??), très excédés de la fatigue du voyage,  qui exprimaient les mots de l'amour dans le style véhément des poètes; et qui demandaient au Dieu des dragées pour les adoucir.
                     On y voyait des jeunes filles de Normandie, que Jean le Noir reconnut très bien. Elles étaient toutes très pâles, se plaignaient amèrement de leurs souffrances, et priaient avec ferveur le Dieu d'apporter soulagement à leurs maux, souvent causés par l'avarice de leurs pères, qui se servaient du privilège de la loi (pour ne pas les marier)
                      Le vigoureux Jean le Noir n'eut pas de peine à percer toute cette foule énervée, pour pénétrer à l'intérieur du temple. Il vit dans le fond le Dieu vermeil, couronné d'herbes et de fleurs, tenant d'une main un bâton, de l'autre un serpent, avec un chien à ses pieds (synthèse d'Esculape et de Saint-Roch, le saint de Montpellier); des autels chargés d'or de toutes les couleurs, de toutes les contrées du monde, des Indes orientales, du Chili et du Pérou; tout autour une multitude innombrable de prêtres jeunes et vieux, qui ramassaient le précieux métal dans de grandes bourses de velours.
                       Il se prosterna aux pieds du Dieu, lui donna en offrande le quinquina qu'il avait apporté de Quito, la rhubarbe qu'il avait apportée de la Chine; mais un des vieux prêtres lui fit entendre par signes qu'il fallait encore de l'or du Brésil : il tira donc dévotement sa bourse, et laissa tomber six beaux doubles dans le tronc.
                      Après quoi, il crut pouvoir consulter le Dieu, et attendre des réponses d'autant plus favorables qu'il ne s'agissait point de maladies compliquées, ni de questions ambigües; il demanda donc humblement quelles étaient les causes de la fièvre tierce qu'il avait essuyée sur les côtes d'Amérique, ce que l'humeur de la fièvre devenait lorsque l'accès était passé; pourquoi les accès revenaint dans des périodes que l'on pouvait calculer, comme le flux et le reflux de la mer. Le Dieu ne répondit rien. Jean le Noir réitéra trois fois sa demande; le Dieu fit toujours la sourde oreille, et ne voulut pas répondre. A la fin, mon héros s'impatienta, se leva promptement, demanda au sacristain à voir la robe de Rabelais son bon ami. Le sacristain lui montra dévotement une espèce de vieille cape espagnole, que les critiques n'ont jamais voulu reconnaitre pour authentique; et Jean le Noir sortit du temple beaucoup plus mélancolique que jamais
                 
                     A sa sortie il rencontre un juif qui vend des crucifix et des objets d'église. Puis un médecin qui va exercer sur les places de village.
Mais n'y a-t-il pas un peu de charlatanisme là-dedans?  - Du Charlatanisme! Il y en a partout...

                      Cette idée obsède Jean le Noir.
Il longea la Garonne jusqu'à Bordeaux, en creusant la même idée...
Il y a du charlatanisme partout, oui
                      Enfin, JLN rencontre un curé janséniste qui en fait son bibliothécaire... et son jardinier :
                      Lorsque vous serez ennuyé de cueillir les fleurs de la littérature dans Jansenius, dans Gonet, dans l'histoire de la Condregation De Auxiliis, dans Gerberon et dans Mongeron, vous cueillerez les fleurs des plate-bandes, les anémones, les hyacinthes, l'oeillet et la rose; vous y mêlerez, si vous voulez, des croix de Jérusalem et du chardon béni.
                      - Des croix et du chardon! M., je n'en aurai pas besoin, j'en ai fait provision, puis j'en trouverai assez dans la bibliothèque...


INFELIX LITTERATUS...
Nous n'avons que les histoires des peuples guerriers
L'Eloge de la folie est-elle l'oeuvre d'un fou...?
Doctes docteurs et  in-folio. Le corps pesant d'une bibliothèque
Raimond Lulle terrasse Jean le Noir. Les prisons de Nantes.
                          Enfin, Jean le Noir meurt, mélancolique et misanthrope, dans une bibliothèque janséniste.
                          Il quitta le monde, sans rien regretter sur la terre, le dix-neuf auguste 17...., à l'âge de trente-huit ans, deux mois, moins un jour.