29 février 2024

L'ÉGLISE DE LOUIS-FERDINAND CÉLINE : LE TAPUSCRIT D'UNE VERSION PRIMITIVE



 

 UNE PREMIÈRE VERSION DE

L'ÉGLISE 

DE LOUIS-FERDINAND CÉLINE  

 

 

Joseph Delteil dans Le Sacré corps (p. 204) évoque un repas avec Céline sur les quais de Paris. Il s'agissait de voir si Caroline Delteil (Caroline Dudley, la créatrice de La Revue Nègre) pouvait monter L'Église à New-York.

Deux événements marquent la rencontre.

D'abord le (bon) conseil de Céline : "Vous feriez mieux, vous deux, d'aller tenir un bordel à Changaï..."

Puis le don à Caroline d'un tapuscrit de L'Église.

Pourquoi le tapuscrit, et non le livre paru chez Denoël en 1933? Mystère.

 


 

Delteil situe la rencontre en 1939, sans doute pour terminer son récit sur la déclaration de guerre. En fait, il est probable qu'il faille situer ce repas en 1935, voire avant, le tapuscrit pouvant être daté de 1927 ou 28.

La pièce n'a été ni traduite ni représentée aux États-Unis. 

Contrairement à ses habitudes, Caroline n'est pas intervenue sur ce texte avec son traditionnel crayon vert.

 

Le tapuscrit

Ce tapuscrit (en abrégé T suivi du numéro de page) de 209 feuillets de 27 cm, brochés, dactylographiées sur le seul recto + 2 feuilles volantes a été conservé par le couple Delteil et racheté après la mort de Caroline par un libraire montpelliérain auprès duquel je l'ai acquis vers 1994. 


 

La première feuille volante est la Préface telle qu'elle figure en tête de l'édition Denoël, dont la signature dactylographiée est biffée et remplacée par le monogramme L.F.C. manuscrit par Céline

 


 

La seconde est l'avant dernière page d'un autre tapuscrit (sur un feuillet de 33 cm numéroté 308) intégrant l'entrée finale de la petite Janine et de son revolver. Elle porte au crayon la mention : "Nouvelle version" et une correction manuscrite remplaçant : "un agent de police de la banlieue" par : "le gardien du square". 

 


 

Les didascalies sont partout soigneusement soulignées au crayon rouge.

 

Les quelques notes qui suivent ne prétendent qu'à lever quelques lièvres à propos de cette version primitive de L'Église.

 

Un texte très amendé

La collation de ce tapuscrit avec l'édition Denoël de 1933 (en abrégé D suivi du numéro de page) montre que le texte a été très minutieusement revu avant l'impression.

Sur les 212 pages de l'édition Denoël, 116 d'entre elles (presque 55%) on reçu un ou plusieurs changements par rapport au tapuscrit (en tout, autour de 500 variations du texte, sans compter celles concernant la ponctuation qui mériteraient une étude séparée).

Tous les actes n'ont pas été repris avec la même intensité. Le premier acte est celui qui a été le plus retouché (82 % des pages font l'objet d'au moins une correction).

L'acte IV (dans le bistrot de Pistil) a lui aussi été fortement retouché (55% des pages), mais tous les actes ont été modifiés : 48% des pages pour l'acte II, 36% pour l'acte III, et 50% pour le dernier acte.

 

La structure de la pièce (en dehors de la "révolte" de Janine in fine) reste la même, mais le dialogue change parfois de tonalité.

 

Amplification

Un essai de typologie des 130 variantes de l'Acte 1 est très symptomatique. 87 fois, Céline rajoute du texte, 38 fois il modifie un ou plusieurs mots, 5 fois seulement il supprime du texte.

Même chose dans les autres actes. Le texte imprimé est donc amplifié, explicité par rapport à celui du tapuscrit.

Une constatation similaire a été faite par Henri Godard sur les manuscrits et tapuscrits du Voyage.

 

Et Bardamu devient Ferdinand

On sursaute à la lecture du tapuscrit lorsque, à l'acte IV (D204, T173), Véra interpelle Bardamu :

Non; mais écoutez, voyons, René ...

Ainsi donc, Bardamu, c'est d'abord René. Entre les deux versions, l'écriture du Voyage a fait de Bardamu le locuteur, et Céline lui a donné son propre prénom, Ferdinand remplaçant le très littéraire René, rejetant par là même Chateaubriand dans les coulisses de la création.

 


Profitons de ce changement de prénom pour remarquer quelques changements dans le caractère de Bardamu.

Le simple "Vous êtes inquiet" de Vera remplace un "Vous avez de l'esthétique" à coup sûr moins prosaïque.

 

 


La réponse de Ferdinand se fait elle-même un ton plus bas, modifiant sa recherche de la "beauté" (absolue) en "harmonie", plus relative, et quelques répliques plus loin, en simple "repos". "C'est un grand luxe, la beauté que vous donnez" devenant "le repos que vous donnez."

Et lorsqu'ils s'embrassent (D208) une phrase assez sibylline de Bardamu laisse la place à une semi-banalité .

" Evidemment ! Je comprends bien ! Vous êtes dans le vrai profond, comme toujours ; vous êtes nées dans le vrai, vous autres, dans le vrai politique". (T177)





 

devient:

"Je ne sais pas dire autre chose et pourtant, c'est autre chose." (D208)

Peut-être aussi un embarras de Céline pour les scènes d'amour. En tout cas, une autre phrase à consonance féministe, dite par Vera cette fois est supprimée à l'édition. Après "Ici, je ne connais pas assez de monde", elle continue dans le tapuscrit : "et puis, les hommes, ici, n'ont pas de respect pour les femmes. Vous ne voulez pas venir avec moi?" 

 La réponse de Bardamu est atténuée dans la version D209 en rajoutant deux fois "Si tu peux" :

"Eh bien ! vas-y et puis, reviens si tu peux dans un an ! Si tu peux..."

 

Une autre phrase assez curieuse est retirée à l'édition (et les suppressions sont assez rares pour être significatives), à la fin de la tirade sur la manie des écrivains de se faire photographier (D107 / T84) :

"Non, hein? Tenez, si on les laissait faire, ils feraient hosties à leur nom sur un bureau transformé en tabernacle, tellement ils l'adorent leur chère écriture bien à eux. " 

 



Quelques autres changements de noms :

Le plus important est celui qui affecte Yudenzweck (D138 et sq). Monsieur MOSAÏC l'appelle Ludwig dans le tapuscrit, et Alexandre dans le texte édité.  Dans la vraie vie, Ludwig était le prénom de Ludwig Rajchman, le patron de Céline à la S.D.N.. La référence étant sans doute trop explicite, Céline remplace ce prénom par celui d'Alexandre, qui est, comme par hasard, le prénom du père de Rajchman. (Dans À l'agité du bocal, Sartre est de même rebaptisé Jean-Baptiste qui est le prénom de son père)

 



Autres variations de nom, de moindre importance :

D40 : Mme s'habille à Méroze et non plus à Redon, qui d'ailleurs en D228 se transforme en Karamach-sur-Ondes.

D92 : Chartier cité par Bardamu dans sa tirade gastronomique, devient Dupont (allusion que je ne décrypte pas)

Tout au long de la pièce, Tchouco-Mall-Bromo-Crovène devient Tchouco-Maco-Bromo-Crovène (pour la tonalité?)

Enfin, plus amusant, en D184, à propos du salaire des policiers, Maurice Chevalier remplace Mistinguett comme échelle des valeurs. 

 





Vers le parlé écrit

C'est sans étonnement qu'on constate que de très nombreux changements sont faits dans la ponctuation (si nombreux que je ne les ai pas comptabilisés).

Par exemple (D20) la tirade de Tandernot Alors, tu vas rester... sans changer un mot du texte change radicalement de rythme. Alors que les trois longues phrases du Tapuscrit sont clôturées chacune par un point, le texte imprimé comporte sept segments accentués par sept points d'exclamation. 

 


Il y a là évidemment la volonté d'une élocution hachée, rythmée, reflet d'une oralité assez vive pour tenir l'auditeur (le lecteur) en haleine : comme dans la vraie vie.

 

Explicite, voire redondant 

Un des buts des changements du texte vise à le rendre plus explicite, par des précisions ou redondances propres à la langue parlée.

Par exemple, en D26 dans la tirade de Pistil "Faut que j'en profite"... apparaissent  plusieurs chevilles (n'est-ce pas ; marre! ; alors ; qui c'est qui;...) comme des respirations, et des redondances : répétition de ces routes, rajout de qui se les tape, ...

De même, toujours pour Pistil (c'est surtout sur lui que porte le besoin de langage parlé) en D53, pour accentuer sa haine des colonies, après comment que j'y foutrais le feu, moi, aux colonies! Céline en rajoute et finit la tirade sur un crescendo : A toutes vous m'entendez! A toutes! Qu'on n'en parle plus! Jamais!

 

En D206, c'est le contraire et Véra est censurée. En définitive, en faisant l'amour devient plus pudiquement en faisant ce que vous savez.

Parfois aussi, ces ajouts ont un but humoristique.

Comique de répétition quand (D121) la voix off énonce clairement que la paix durable repose sur la confiance dans la déclaration des décès! 


 

Ou lorsque Bardamu rajoute : Et encore les agonies il n'y a pas d'imprévus... (D190)

 

 Variantes politiques et économiques

Une autre catégorie de variantes porte sur la politique et l'actualité économique.

Les corrections politiques portent surtout sur la vision de l'Afrique.

Ainsi en D22, Tandernot reproche à Pistil d'avoir fait piller un village par ses tirailleurs, "que la France vous confie pour leur sauvegarde" . Le texte initial portait : "pour votre garde". Brusque renversement ! 

 



Il est vrai qu'en D24, le même Tandernot, se lamentant toujours contre Pistil l'accuse maintenant de compromettre vingt ans d'efforts héroïques pour coloniser la Bragamance. Ces efforts héroïques n'apparaissaient pas dans le premier jet de L'Église.

En D49 les treize mille habitants qui demeurent à Clapouti dans le tapuscrit deviennent treize mille blancs à l'édition. Manière d'insister sur le fait que seuls comptent les blancs?

 

 


Quant au Nègre qui paraît sur scène en D54, il était d'abord qualifié de Noir dans la première version. 

 


 Il est vrai qu'entre les deux versions ces nègres ont tendance à devenir cannibales.

Autre changement prémonitoire. Quand, à l'acte 2 (D95), Blum sollicite Flora pour jouer un rôle de Française avec un Chinois dans la revue, il est intéressant de constater que Céline avait d'abord envisagé ce partenariat avec un Nègre (Les Chinois remplacent donc d'abord les Nègres avant de remplacer les Juifs). 

 


 

 

Sur le plan économique, les variantes incitent à dater le tapuscrit d'avant la crise de 1929.

En D47, Clapot indique désormais que c'est "malgré la crise" qu'il va exporter 200 tonnes d'arachides. La crise a eu lieu entre les deux versions. Elle n'a pas changé les chiffres du tapuscrit, elle les fait seulement paraître plus héroïques.

Et lorsque Bardamu annonce (D51) qu'il va à New-York, Pistil lui dit que maintenant, il faut profiter des derniers dollars. Bardamu qui répondait qu'y poussent pas dans les rues actualise sa réponse : y poussent plus dans les rues. Entre 1928 (écriture du tapuscrit?) et 1933 (son édition), les temps ont changé. 


Barnabu n'est plus payé en dollars mais en francs suisses (D32).

Quant au salaire des policiers (Acte IV, D184), il a été augmenté, inflation oblige, en quelques années de 1000 à 1200 Francs, 1400 avec les indemnités.

 

Variante plus déconcertante, mais n'est-ce pas la correction d'une erreur de frappe? En D196, Bardamu demande à Pistil : T'as jamais vu une école communale qu'est belle, toi?

La rédaction initiale inversait la phrase : T'as jamais vu une école communale qu'est laide, toi?


 



Dernière série de révisions du texte, celles qui concernent la petite Janine.

D'abord, ses difformités sont tout à fait différentes, affectant le cou et non la jambe:

Première version (T164) : C'est surtout dans le dos que ça me gêne. Pour la hanche, encore ça se voit pas trop. Je suis presque toujours assise. Mais ça, hein? (elle montre son cou). Y a pas moyen d'arranger ça? Surtout depuis qu'on porte les cheveux courts. [Ici, la mode aggrave le problème]


 

Version définitive (Acte IV, D194) : C'est surtout dans le dos que ça me gêne. Pour la hanche, encore ça se voit pas trop. Je suis presque toujours assise. Mais ça, hein? (elle montre sa jambe plus mince que l'autre). Y a pas moyen d'arranger ça? C'est un peu moins voyant depuis qu'on porte des robes longues. [Version finale plus optimiste : la mode dissimule le problème]. 

 


Ensuite, pour annoncer le geste de Janine, une phrase est rajoutée à la tirade de Bardamu (D233) qui commence par Janine, vous n'êtes pas bête la concluant désormais par le terrible "Alors à quoi ça sert d'être laide et malade" qui ne figurait pas dans le texte initial. 

 

 

Ce qui amène Céline à modifier la réponse et l'attitude de Janine en rajoutant à sa réponse : (elle devient plus menaçante et décidée) et si nous ne trouvions pas je vous tuerais, peut-être... Le revolver est annoncé. 

 


Qu'on me laisse pour finir isoler cet ajout que Céline place (D77) dans la bouche de Raspoutine :

Je n'aime que ce qui est humain... 

 





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