6 août 2020

LE THÉÂTRE DU PEUPLE DE SERVIAN (HÉRAULT) ET HECTOR VINCE DANS LES ANNÉES 1920

LE THÉÂTRE DU PEUPLE a existé à SERVIAN (Hérault) durant toutes les années 1920.

C'était un théâtre "engagé", parfois violemment, antimilitariste et populaire.

Il reposait sur les épaules d'un seul homme :

HECTOR VINCE.

Son vrai nom était Achille Eugène Léopold VINCENT, né le 7 octobre 1887 à Saint-Bauzille de Montmel (Hérault), mort en 1961. Le Maitron nous le dit fils de boucher (il y a un personnage de boucher au grand coeur dans son théâtre), instituteur, et, en 1933, secrétaire de la section socialiste SFIO de Servian.

En 1908, il avait écrit un hymne à son village natal LA SANT-BAUZILENCA, qui se chante encore, sur l'air de Viens Poupoule... lors des fêtes de village à Saint-Bauzille de Montmel.

Sant Bauzili, siès pus pichot que Paris
as pas tant de soucits...
Nostra montanha nos sufis
pèr veire de pais...

Plus tard, il composera une chanson de marche pour adolescents : Les Gas de la nouvelle France. On y parle de paix et de guerre, de République et de Progrès, de Droit et de Liberté.... mais de façon si générale que je ne sais la dater :

Tachons que notre République
Après une lutte héroïque
Sous le poids des lauriers n'abdique
Son idéal entre tous le plus beau!
Républicains! cela serait infâme
Dans le pays de Hoche et de Marceau!
Mais quant à nous nous jurons sur notre âme
Que nous saurons défendre son drapeau.

Allons enfants, hommes en herbe
Aux yeux rieurs, à face imberbe,
Négligeons l'article et le verbe...

Ce dernier vers fait de Vincent un instituteur iconoclaste.



La lecture oeuvres de Hector Vince justifie, je pense, mon obstination à ne pas faire d'analyse stylistique du Théâtre du Peuple. Je me contenterai donc de parler de sa thématique. Et de souligner l'importance de l'existence d'un théâtre populaire dans le milieu rural héraultais de l'entre-deux guerres.

Entre 1922 et 1929, sept pièces ont été publiées. Elles ne figurent dans aucun catalogue public : absentes de la BNF, ou de la Médiathèque de Montpellier. Du naufrage général qui les a englouties, j'ai pu en sauver cinq.



Deux pièces manquent à ma recension :

SON FILS, un acte en vers, (certainement 1924) dont le vers le plus significatif est, selon l'auteur :

Mais le coeur se souvient de son premier amour.

UNE HISTOIRE VÉCUE, (1926 ?) un acte en vers, qui proclame :

C'est le coeur, plus que tout, qui fait un homme grand.

On voit déjà que ce qui compte pour Hector Vince, c'est le coeur, le bon coeur.

De façon générale, notons qu'aucune de ses pièces ne sera située dans l'espace et n'aura le moindre accent régionaliste ou simplement régional.

C'est ce qui le différencie le mieux de deux autres vastes entreprises théâtrales contemporaines : celle d'Émile Barthe à Béziers, et celle de François Dezeuze, l'Escoutaïre, à Montpellier.

Malgré ses engagements politiques, Hector Vince n'est pas un théoricien, c'est un brave homme en quête d'un peu d'humanité. Cela saute aux yeux dès sa première pièce, écrite et publiée (à Béziers) en 1922 :

L'HUMANITÉ QUI PASSE

pièce dramatique en un acte en vers

par A. Eug. Vincent (il n'est pas encore question d'Hector Vince).

La pièce a été jouée avant impression puisque la distribution des rôles donne le nom des acteurs, parmi lesquels l'ami indéfectible, Élie Azéma.

4 personnages. Julot, misérable raccommodeur de parapluies, Lison, son amie bohémienne encore plus misérable, Robert (qui a comme eux 15 ans) et le père de ce dernier, châtelain. Plus la e Humanité.

Lison n'a pas mangé depuis 3 jours (J'ai faim! Oh que j'ai faim) lorsqu'elle retrouve Julot

On raccommode les parapluies, ombrelles
La faïence et la porcelaine!

qui lui-même se réjouit

Enfin je vais becqu'ter.

Mais devant la détresse de Lison, il lui offre son repas, du pain, du fromage... et du chocolat!

La petite Lisette
Et ron ron ron petit patapon
La petite Lisette
Qui n'avait pas le rond...
Tiens mange ce fromage
Et ron ron ron petit patapon
Et puis bois ce picton...

Devant tant de luxe Lison se hérisse : Julot est devenu voleur ! Accusé, Julot confirme :

J'ai bien le droit de vivre!

Désespoir de Lison :

Tu sais bien que partout la police n'opère
Que contre les petits et les traine-misère

Finalement, Julot la rassure :

Elle veut tout savoir, la môme et rien payer
Va, je n'ai pas volé!

Entrée de Robert de Landercy, l'enfant riche.

J : On se connait depuis combien de temps?
R : Une heure !
J : Mais l'on s'aime déjà, pas vrai Robert? Réponds!
R : Ça c'est vrai!

Le petit Robert voue à la misère une haine implacable.

En un doux avenir il nous faut espérer!
J, sceptique :
Espérer? Je veux bien! Mais il y a, mon frère
Trop de loups pour hurler et trop d'ânes pour braire!
Tant qu'ils pourront hurler et braire en liberté
Ils ne laisseront pas parler l'Humanité.

Et Lison de conclure :

Il faudra bien moins de gendarmes
lorsque, las de verser des larmes,
Tous les peuples, brisant enfin
Leurs armes,
Donneront à tout être humain
Du Pain!

Cette séquence est légèrement imprégnée de l'idéologie du nouveau Parti Communiste. Cela disparaîtra au fil des pièces. D'ailleurs, on le voit, le langage des personnages est volontairement très populaire, voire argotique. Cela aussi passera...

C'est à ce moment là qu'entre le père, riche aristocrate :

Robert! tu deviens fou, sans doute, pas possible !
Mais, si quelqu'un t'a vu, tu vas servir de cible
A tous les quolibets de tes petits amis!

Les trois enfants se rebiffent, mais le père résiste :

Béta ! S'il veut du pain, qu'il aille travailler.

A quoi Julot réplique :

Oh ! Combien parmi vous sont-ils de bons apôtres,
Qui, gras et bien portants, mangent le pain des autres.

Fausse sortie du père et du fils ramenés sur scène par la FÉE HUMANITÉ. Il y a là un jeu de scène assez riche, qui donne à ce théâtre très moralisateur et parfois bavard une vraie dynamique scénique.

Interloqué, M. de Landercy demande à qui il à affaire.

Longue tirade de l'Humanité :

Je suis l'Humanité douloureuse qui passe...
Car l'Homme, que veut-il ? De l'or ! de l'or obscène...
À l'Homme, que faut-il? des tambours, des cocardes,
Des galons, du fer blanc, des fusils, des bombardes.
On vit dans l'égoïsme, on tue au "champ d'honneur"...
Et chaque jour, hélas, augmente la famine!

Et l'on voit des enfants rongés par la vermine
Abandonnés de tous, errant comme des chiens...
Et les hommes pourtant se proclament chrétiens!

Être bon, à présent, est signe de faiblesse...
Mais votre fils, Monsieur, sera plus haut que vous
Car il aura du coeur, vous n'avez que du ventre...
Mon petit, quand le bien est dans le coeur, crois-moi
On le fait malgré tout, on le fait malgré soi...

Robert alors intervient pour défendre son père :

Par amour pour son fils, pardonnez à mon père!
Car il a vu le jour en un siècle menteur
Où l'or s'est emparé du domaine du coeur.

Et c'est l'apothéose du bon coeur : le père prend sous son aile ses petits camarades (tiens!), et les adopte paternellement :

Débarrassés enfin sur cette pauvre terre
Moi de mon égoïsme et vous de la misère.
Madame [l'Humanité], je vous suis ! 

Après cette pièce mettant en scène les plus défavorisés (des enfants pauvres, vagabonds et ethniquement rejetés) demandant aux riches un peu d'humanité, au nom d'un mélange de lutte des classes (à faible dose) et d'un paternalisme du bon coeur, la seconde pièce d'Hector Vince est d'une violence inouie :


RÉHABILITÉ


pièce dramatique en un acte, en vers par Hector Vince (c'est la première apparition de ce pseudonyme où Hector remplace Achille et où Vincent s'abrège en Vince).

La pièce est imprimée à Montpellier, chez Rouvière, auquel Vince restera fidèle pour le reste de son oeuvre. Elle est déposée au Répertoire de la Société des Auteurs et Compositeurs.

Rien n'indique formellement qu'elle ait été jouée, mais le fait qu'elle ait été éditée est une présomption dans ce sens.

La dédicace dévoile le sujet de la pièce :

À la mémoire du soldat Bersot, fusillé pour avoir refusé un pantalon souillé de sang et réhabilité par la Cour de Cassation.

Wikipedia résume ainsi la vie de Bersot :

Lucien Jean Baptiste Bersot, né le 7 juin 1881, exécuté le 13 février 1915  et réhabilité le 12 juillet 1922 fut fusillé pour l'exemple pendant la Première Guerre mondiale pour avoir refusé de porter un pantalon ayant appartenu à un mort.
Comme il n'y avait plus en magasin de pantalon à sa taille, Lucien Bersot ne pouvait porter que celui en toile blanc fourni avec le paquetage remis lors de l'incorporation. Grelottant de froid dans les tranchées, il demanda un pantalon de laine identique à ceux que portaient ses camarades. Le sergent lui proposa alors un pantalon en loques et maculé de sang, pris sur un soldat mort, ce que Bersot refusa.
Pour ce refus, Lucien Bersot se vit infliger une peine de huit jours de prison par le lieutenant. Mais le lieutenant-colonel Auroux, commandant du régiment, estima cette punition insuffisante.
Traduit pour « refus d'obéissance » devant le Conseil de guerre « spécial » du régiment, présidé par Auroux, Bersot  fut condamné à mort. La peine ne correspondait alors nullement au code militaire car le délit avait été constaté à l'arrière et non au contact de l'ennemi.
Deux compagnons du condamné intervinrent alors auprès du lieutenant-colonel pour tenter d'adoucir la sentence, mais se virent punis à leur tour de travaux forcés en Afrique du Nord. D'autres refusèrent de tirer sur leur camarade lors de son exécution qui eut lieu dès le lendemain.
Après la guerre, une campagne de presse fut engagée, soutenue par la Ligue des Droits de l'Homme permit d'obtenir la réhabilitation de Lucien Bersot le 12 juillet 1922. Grâce à cette réhabilitation, sa veuve put prétendre à la pension de veuve de guerre et sa fille put être reconnue comme pupille de la Nation. 

Wikipedia termine par la littérature générée par cet épisode :
Le destin tragique de Lucien Bersot a été conté dans un livre d'Alain Scoff, Le Pantalon, paru en 1982  et réédité en 1998.
Yves Boisset a réalisé un téléfilm, Le Pantalon, diffusé sur France 2 en 1997.
Lucien est une chanson hommage du groupe La Poupée du Loup.
Il n'y est bien sûr pas question de la première oeuvre littéraire, celle justement d'Hector Vince.

On le voit, la pièce d'Hector Vince est absolument contemporaine de la réhabilitation.
L'histoire est vue du côté de la veuve et du fils (qui remplace la fille), et non du côté de Lucien Bersot : elle se passe en 1922, au moment de la réhabilitation, et non en 1915.
Surtout, Hector Vince "dramatise", s'il est possible, la situation d'après-guerre : la veuve devient folle, et l'orphelin se suicide.
Il s'agit bien sûr d'amplifier les conséquences de la guerre, qui durent bien après qu'elle soit finie, et de crier à plein poumons :

GUERRE À LA GUERRE !

4 personnages :
la veuve et l'orphelin, un huissier de justice et le Maire de la commune.
Le décor est lugubre : un intérieur plus que misérable, des vêtements en guenille, au mur la pipe et la veste du soldat mort.

La première scène montre la misère : le fils revient des commissions le panier vide. Tout ce qu'il a récolté, ce sont des "flutes" chez le boulanger et "dix minutes" chez le boucher pour payer ses dettes. "Le proprio", lui, s'accommoderait d'un "arrangement" avec la jeune veuve.
... dans le monde où nous sommes
Les hommes n'ont jamais pitié des autres hommes.

Le fils en tire la conclusion :
Il n'y a rien à faire, alors il faut mourir?
À treize ans, déjà vieux !
Mais depuis quelques jours, je sens que l'heure avance
Où je dirai bonsoir, enfin, à la souffrance.

La mère se justifie, elle a fait tout ce qu'elle a pu.
Mon André! Si ton père était encore là,
Notre destin serait moins triste, mais voilà
Il partit pour défendre, au front, le bien des autres...
A : Et les nôtres aussi !
M : Ah ! Parlons-en des nôtres !
Ils s'appellent : la faim,
Le froid, l'isolement, le mépris, tout enfin,
Sauf ce qui fait la vie à peu près supportable...

Très vite, on se rend compte que la Mère est usée et rongée par une irrépressible rancoeur. On se rend compte aussi que le fils ne sait pas comment est mort son père. Les autres orphelins de guerre sont secourus, il ne comprend pas pourquoi ce n'est pas le cas pour lui :
C'est qu'ils touchent chacun trois ou quatre cent francs
C'est peu, mais ça vaut mieux que rien !

Peu à peu, avec réticences, sa mère lui dit la vérité, et sa volonté de se venger :
Si je disais un mot ce serait pour maudire...
Va, quand tu sera grand, je te parlerai d'eux...
Et j'armerai ta main, mon fils, pour la vengeance.
Alors tu vengeras celui qu'on nous a pris
Pour nous laisser crever de faim dans ce taudis...
... j'ai tant de haine !


Le fils jure de venger son père.
Suit un dialogue très aigre :
M : Mon petit, prends des forces.
A : En mangeant des cailloux?

Aucune autre perspective n'est possible en dehors de la vengeance
Car pour chacun ici ton père fut un lâche.
On le lui dit chaque jour dans la rue, chez les commerçants et même dans des lettres anonymes.

Arrive l'huissier pour procéder à une saisie. Vince ne "charge" pas le personnage, qui, malgré sa fonction, garde un côté humain.
Pourtant cette apparition va déclencher un paroxysme chez la mère et par écho chez le fils, et la pièce va rapidement sombrer dans une extrême violence antimilitariste et sociale.

Donc vous venez saisir!... Regardez ce qui reste :
Une table boiteuse, une chaise, une veste
Que mon mari portait la veille du départ...
Il ne reste plus rien !
Laissez-nous seulement cette corde, ce clou,
Ça suffit pour le fils et la femme d'un lâche !

Elle raconte alors la guerre de son mari
Là-haut dans la fournaise où la canaillerie
Des puissants de ce monde, au nom de la Patrie,
Allait jeter la chair de millions de poilus...

et elle en vient à
... la sentence effroyable !
Il avait refusé, Monsieur, est-ce croyable ?
Un pantalon souillé de sang qu'on lui donnait..
Mais depuis je suis veuve !...
A : Et je n'ai plus de père !

Elle accuse
des noceurs de tout âge, des fabricants d'obus, tant d'embusqués, fils de bonnes familles...
Et c'est la guerre encor qui vous amène ici...

Des hommes galonnés ont pensé qu'à la guerre
Un de plus, un de moins, cela ne compte guère.

A : Mais ses juges, alors, étaient des cannibales
M : Mon fils, tu leur rendras un jour balles pour balles !

L'excitation est à son comble.
La mère sort un revolver :
Sortez... ou je vous brûle !

Entre le Maire du village :

J'ai le devoir sacré de vous offrir, Madame
Les regrets du pays. En son nom je proclame
Que le soldat Bernard Auguste, votre époux
Fut un brave soldat...

M : Des regrets, je m'en fous !

Le Maire :  Pour vous et votre fils, en plus de ses hommages,
Elle accorde vingt-cinq mille francs de dommages...

M : Ce qu'il me faut ce n'est pas cette somme
Mais....   Mon homme !

Le Maire : Madame, je vous prie...

M : Ah oui, vous me priez !
Mais mon homme n'est plus !... Mais si, vous le voyez?
Il est là, regardez, il appelle, il avance...
C'est lui !
Le voyez-vous son corps tout criblé, tout sanglant...
Il vous cherche, Messieurs, officiers, colonels,
Vous qui sanglés, gantés, poudrés et loin des Boches
Condamniez au poteau des héros sans reproches.
Mon homme ! Je les tiens ! Ils sont là, mon amour!
Et frappe, frappe-les, frappe donc à ton tour !

Le Maire : Mais elle est folle !
Attachons-la, les bras... la poitrine... l'épaule..;

A : ... Sans blague !
Alors je vais rester tout seul, moi, désormais?
Non, ça ne sera pas...
Adieu ! Qu'ils soient maudits
La vie était pour moi trop rosse...

Il disparait dans la coulisse et se suicide avec le revolver pendant que la mère répète sans fin :
André, tu vengeras ton père !
André, tu les tueras !

Le rideau tombe sur les deux dernières répliques

La mère : À bas la guerre! À bas...
Le maire : Ah oui ! À bas la guerre !!

Après cette pièce dont l'ultra-pessimisme s'achève dans le sang et la folie, Hector Vince va revenir à des pièces "happy-end".
C'est le cas de


LE SECRET D'UN BONHEUR (1925)
un acte en vers, portant une épigraphe de Lammenais, et une dédicace à l'Abbé Lemmens, auteur d'un conte, La Narration, dont Vince avoue s'être inspiré.
Cette pièce contre l'alcoolisme est ainsi placée sous l'égide de deux prêtres catholiques, ce qui est bien naturel pour ce récit très optimiste de la rédemption du pêcheur.

La pièce met en scène une famille : mère, père et fils (13 ans), les Lauthier (doit-on y voir une parenté avec les Lantier de L'Assommoir?).

Repas d'une famille unie. Le père félicite son fils, apparemment sans motif, et sort.
La mère, restée avec son fils, se pose des questions sur le changement de son mari :
... Lui, l'homme de la verte,
Du vermouth, du bitter, de la gnole, du cric,
De ces poisons maudits qu'on débite au public...
Lui qui laissait toujours les trois quarts de son gain
Quand ce n'était pas tout, sur le comptoir de zinc...
Lui que l'alcool rendit furieux tant de fois,
Il ne s'enivre plus depuis au moins trois mois.

Tous deux se souvienne des terribles violences qu'ils ont dû subir.

Le fils rassure sa mère, il a même vu son père refuser un verre de l'amitié et
Quand il dit non, c'est non !  Maintenant, c'est un homme !

Le laitier rapporte à la mère ce que dit l'instituteur à propos de Pierre :
cet enfant fait ma joie à l'école
Il parle aussi d'
Une narration si belle, si sincère!

La mère veut voir ce "devoir merveilleux", mais celui-ci reste introuvable.  Son sujet : un soir de paye, un ouvrier repousse violemment sa femme et va au bistrot d'en face :
"Ce soir, à la maison, on pleurera".
Il fallait terminer, nous avait dit le maître
En disant que l'alcool est un poison, un traitre,
Un ennemi qu'il faut combattre avec succès
Si nous voulons rester des hommes, des Français.

Sur un tel sujet
Les mots sortaient tout seuls de mon cerveau fébrile...
Sans médire pourtant de papa, le plaignant...

Retour du père, avec un bouquet, un paquet et une bague destinée à renouveler le serment du mariage.
Mais le paquet ?
C'est la narration que nous cherchions ensemble
Et que je revois là dans ce cadre !

Le père a rajouté un mot au devoir de son fils :
Et désormais Jean Lauthier a cessé de boire.

Grosse scène d'émotion.

Conclusion de la Mère :
Et que dans chaque école, et que dans chaque église,
Sans perdre un seul instant, sans vouloir transiger
On lutte pour sauver la famille en danger !
Ah! pour l'Humanité ! debout contre l'alcool !

Ainsi finit cette bleuette qui paraît bien fade après le déferlement de haines et de malheurs de Réhabilité.

En 1927 paraît une nouvelle pièce qui, comme Réhabilité met en scène, dix ans après, les terribles conséquences de la guerre :

LE FOU
Scène dramatique en vers.
Deux personnages, le Fou et un Employé de gare, quelques figurants.

Le décor représente la salle d'attente d'une gare de village. Un vieux monsieur monologue :

Moi je ne suis heureux qu'ici dedans ! Ma femme,
Mes amis, mes voisins, tout le monde me blâme
Parce que tous les jours mon unique souci,
Comme mon seul travail, c'est de venir ici.
Ils me disent : "Ton fils est mort", moi je proteste!
Ce n'est pas vrai ! Ce sont des fous ! Tout me l'atteste !
C'est clair ! ... Clair ! ... et tous ceux qui ne savent que dire
Qu'il est mort à Verdun, en seize, me font rire !

Il sort une très vieille lettre de son fils :
Mes chers parents, bientôt je serai dans vos bras!

Alors que sa femme n'attend
...que la mort au plus vite,

lui vient tous les jours depuis dix ans attendre son fils :
Il doit avoir bien faim, bien soif, bien froid peut-être!

Scène 2, l'Employé de gare :
... Ah la guerre !
Nul ne sait tout le mal que la gueuse a dû faire
Puisqu'elle agit encor comme un subtil poison
Qui prend aux uns la vie, aux autres la raison!
...
Tant de poilus, hélas, de tous sont oubliés!

Le Fou, lui, tombe sur un journal parlant de "la prochaine guerre", et s'écrie comme Hamlet :
Discours de....
Discours à....
Discours sur....
Des discours !

La prochaine ? Non pas ! Mon fils fait la dernière.
Il n'y en aura plus ! plus personne n'en veut !...
On la maudit partout dans toutes les familles,
Sauf chez les fabricants d'obus et de béquilles.

Passe le couple de figurants, enlacés. La dame est très gênée en reconnaissant le fou.  C'est l'ancienne fiancée de son fils, mais le fou refuse de la reconnaître :
Juliette est fidèle ; elle attend qu'il revienne.

Le Fou raconte le train qui hante ses cauchemars (peut-être le seul morceau de littérature de la pièce) :
C'est un train peint en noir, avec un filet blanc.
Il est plein jusqu'au toit de soldats au teint pâle,
Et le bruit du sifflet résonne comme un râle,
Tandis que du wagon où je cherche mon fils
Monte un cri déchirant comme un De profundis.

Il voit aussi un charnier
Où les morts pourrissant confondent leurs miasmes
Et les vivants leurs cris, leurs plaintes, leurs sarcasmes!
D'un théâtre où l'horreur joue un rôle, le seul,
Mais où les figurants sont couchés sans linceul,
Le corps déchiqueté, les yeux pleins d'épouvante!

Là, sur le quai, il imagine le retour de son fils : des fleurs, des bouquets partout, "c'est colossal"!

Le train arrive et puis le train repart,
Il fuit comme un bandit après un mauvais coup !

... Je reviendra demain !



LE SERMENT D'HIPPOCRATE
pièce dramatique en un acte en vers.
La distribution nécessite 8 comédiens, et sa longueur est environ le double des précédentes.
Elle a été jouée pour la 1ère fois [et ensuite?] à Servian le 18 mai 1929, par la troupe des COMPAGNONS d'ARLEQUIN, sur une mise en scène de Luc XELLES, un auteur narbonnais.

Fait très remarquable : la pièce est dédiée à ANTOINE MOULIN, le père de Jean Moulin, conseiller général de l'Hérault et, auteur, comme Hector Vince, de pièces de théâtre.


Cette dernière pièce date de 1929. C'est la plus ambitieuse.
Après la misère, l'alcoolisme et surtout la guerre, c'est ici la médecine, ou plutôt l'accès aux soins réservé aux riches qui est ici la cible de Vince.
Celui-ci suit encore l'actualité. En effet, la loi du 5 avril 1928 permet aux salariés, de droit privé, ayant un contrat de travail de bénéficier d'une assurance maladie, maternité, invalidité, vieillesse et décès, ce qui est somme toute l'embryon de la Sécurité Sociale.
Mais la pièce de Vince ne va pas dans ce sens, et reste obstinément sur le plan de la charité chrétienne et de l'aide privée.


La scène se passe "dans une maison de braves gens".

Le jeune fils (5 ans) est malade, très malade : il va sans doute mourir.
La mère a d'emblée une attitude chrétienne, résignée et doloriste :
O petit oiselet, soufre ! C'est pour cela
D'ailleurs que sur la terre un jour on t'appela.
Souffre! Souffre ! Ta chair au mal est asservie.
Souffrir et puis mourir, enfant, voilà la vie !

O Seigneur, prends ma vie et laisse lui la sienne,
Car tu me reconnais, Seigneur, je suis chrétienne...

Il aurait eu cinq ans à Pâques,! Quel dommage !

Le père (qui croit plus à la science qu'aux prières) est aller chercher le docteur Béronde,
Excellent chirurgien, mais dur au pauvre monde !
Il a laissé mourir son père à l'hôpital !

Le docteur arrive pourtant, et faute de couverture pour protéger sa voiture de la pluie, arrache les rideaux. Ça commence bien !
Hercor Vince charge le trait, et le personnage poursuit logiquement :
Je suis un praticien et n'ai rien des apôtres;
Il faut que l'on me paie ou qu'on s'adresse à d'autres.
d'autant qu'il a perdu vingt billets la veille au baccara.

Le père lui donne 3 000 F, au grand étonnement de la mère.
Pendant que le docteur opère dans la chambre, une voisine apporte une nouvelle :
Un voleur aurait pris une assez forte somme
Chez le boucher du coin, pendant que ce dernier
Bavardait dans la rue avec le cantonnier.
Père : Connait-on le voleur?
Voisine : Quelqu'un l'a vu, dit-on, de la maison d'en face.
Mais il aurait oublié sa casquette...
On ne saurait tarder d'arrêter ce bandit.

Le mot de bandit choque le père :
Mot bien dur !
Peut-être ce voleur n'est-il pas un infâme !
Ce ne sont pas toujours ceux qu'on traque et qu'on tue
Qui sont les plus méchants. Il en est qu'on salue
Parce qu'ils ont acquis quelque célébrité
Mais qui sont bien connus pour leur férocité.

Je voudrais que l'argent ne fut pas le seul Dieu.

Irruption du boucher volé et du commissaire de police.
Le père est reconnu pour être le voleur.

La mère demande alors le silence : Mr Béronde opère son fils.
Commissaire : Un bien vilain compère !
Boucher : Oui, c'est un triste sire !

Le père avoue le vol, et explique pourquoi. Le docteur a exigé 3 000 F comptant et d'avance pour sauver son fils. Et l'hôpital est à trente kilomètres !
Il faut mourir alors, quand on n'a pas le sou ?
Commissaire : Une pareille somme à cet homme, c'est fou !

L'opération est terminée, les parents vont voir leur fils, qui est sauvé.
Le Boucher et le Commissaire, restés seuls, font des phrases embarrassées, oscillant entre protection de la société et charité humaine.
Finalement, le Boucher décide de retirer sa plainte. Le Commissaire lui-même en est soulagé.
À sa sortie de la chambre, le Boucher intercepte le Docteur:
B : Maintenant, remboursez !
D : Que vous dois-je ?
B : Vous me devez, Monsieur, le prix de votre honte.
Pour si grande que soit, Monsieur, votre science
Vous n'avez pas le droit d'exploiter la souffrance !

Contraint et forcé, le Docteur rembourse les 3 000 F. Magnanime, le Boucher lui en redonne 500, estimant que c'est le juste prix de son intervention.

Le Commissaire revient, le Docteur s'empresse de lui réclamer justice.
Coup de Jarnac du Commissaire : il lit le serment d'Hippocrate qu'a signé Béronde en devenant médecin : "Je donnerais mes soins gratuits à l'indigent", et accuse le Docteur de parjure. Celui-ci quitte la scène tête basse, happy end !

Le diagnostic du lecteur que je suis ne vaut pas 3 000 F, mais est clair et net : "un grand mélo".


N'empêche !

Il a existé à Servian un Théâtre du Peuple qui a duré pendant toutes les années 1920. Certaines de ces pièces (toutes?) ont été jouées en public.
Ce théâtre était pétri de bons sentiments, et chaque pièce avait un thème précis.
Malgré l'engagement à la SFIO d'Hector Vince, il serait vain de chercher dans le traitement de ces problèmes sociaux un idéologie précise.
On n'est ni vraiment socialiste, ni vraiment chrétien, on est tout simplement des "braves gens", humains et charitables.
Nous sommes loin, très loin, de la Révolution populaire.

Seules, les deux pièces portant condamnation de la guerre "dérapent" souvent. Ce sont les riches qui déclarent la guerre, ce sont les pauvres qui la font, qui en souffrent, qui en meurent. C'est le peuple qui, longtemps après la fin du conflit, en subit toujours les conséquences. Ce que la guerre a détruit, la paix ne le rend pas au peuple. Les riches sont plus riches, les morts restent morts.
Le pacifisme est le seul point sur lequel Vince se montre radical.
S'il est (presque) indifférent de savoir comment les mélodrames ont été appréciés par le public villageois, la réception des deux pièces pacifistes (et surtout de Réhabilité ) serait intéressante à connaître.
Comment réagissaient les anciens combattants, les mutilés, les victimes de la guerre ?
Difficile à savoir... La critique théâtrale ignorait le chemin de Servian !





4 août 2020

À MONTPELLIER, LA VIE QUOTIDIENNE D'UNE FAMILLE VRAIMENT BOURGEOISE : LES WARNERY-LEENHARDT EN 1895



  À MONTPELLIER,

LA VIE QUOTIDIENNE D'UNE FAMILLE VRAIMENT BOURGEOISE  :

LES WARNERY-LEENHARDT EN 1895






DERNIÈREMENT, un bouquiniste des "Dimanches du Peyrou" m'a offert un "Agenda de poche"  manuscrit daté de 1895 portant à l'encre rouge sur sa couverture la mention (plus récente) :

Carnet noté : Marthe WARNERY, née Leenhardt, ma grand mère.







Autant le dire tout de suite : je n'ai aucune intention d'écrire à partir de ce document la vie de  Marthe LEENHARDT (1862-1947) fille de Charles Leenhardt et de Juliette Bazille, mariée le 27 avril 1885 à Charles WARNERY (1858-1942, naturalisé en 1892) qui restera dans l'histoire, avec Charles Gide, comme le fondateur du mouvement mutualiste français.

La famille vit dans le quartier protestant de Montpellier, au 27 cours Gambetta, dans la même maison que le père de Marthe, Charles Leenhardt, qui est veuf. Cet important immeuble, construit par un certain Jean Rey,  avait appartenu à l'intendant Marie-Joseph Emmanuel de Guignard de Saint Priest : façade sur le Cours, entrées du parc sur les rues Chaptal et de la 32e. Edmond Leenhardt, le cousin architecte modifiera un peu plus tard la façade.
 

Piété

Le couple aura huit enfants. En 1895, cinq sont déjà nés, mais l'un d'eux, le  petit Raoul est mort à 3 ans en 1890. Restent Laure (Lolotte), Max, Noëlle et Maurice : leurs maladies rythment la vie de Marthe. Maurice sera tué en 1916 à Douaumont. 


Disons aussi, mais à Montpellier tout le monde sait ça, que nous sommes au  cœur d'une famille protestante et vraiment bourgeoise (je me permets ce clin d'œil à Fabrice Bertrand).
Et maintenant, je vais essayer, au fil des notes prises au jour le jour par Marthe Warnery, d'accrocher des lambeaux de vie sociale à cet arbre généalogique volontairement décharné.

MONDANITÉS
Le 1er janvier 1895 se passe sans cérémonie spéciale en visite chez les parents, proches dans les deux sens du mot : une grande partie des frères, oncles ou cousins habite le quartier Jeu-de-Paume, Marceau, Gambetta, Saint-Denis.

Ces visites occupent tout le mois. Certaines sont brèves, de courtoisie, d'autres se transforment en dîners (d'huîtres chez les Henri Lichtenstein, 15 bd Jeu de Paume), ou en dimanches à la campagne. N'empêche, c'est un vrai marathon :  
Visites et visites... nous ne finissons pas ! 
soupire Marthe le 19 janvier. Heureusement, elle est souvent accompagnée par Albertine Bazille ou par Delie Castelnau, qui ont toutes deux épousé un Leenhardt.

Passé le rush du nouvel an, les visites
ont tendance à rayonner dans les alentours de Montpellier.  On va Villa Louise voir les Franz Leenhardt.  On déjeune à Layrargues (Mauguio) chez les Pomier-Layrargues. On banquette à Lavanet (route de Ganges) où les René Cazalis reçoivent tout Montpellier. On va goûter chez Roger à la campagne Planchon, avec danse. Et on se retrouve sans cesse à Fonfroide le Haut, chez les Henri Leenhardt, ou chez les Burnand, le peintre et graveur suisse qui illustre Frédéric Mistral, un des meilleurs amis des Gide. On prend le thé à Layrettes, route de Grabels, ou à Verchant, deux propriétés des Pomier-Layrargues. On visite à La Barque, la famille Paulhian, que Marthe écrit avec un i, comme elle le prononce. 

On va bien sûr beaucoup à La Lauze (à Saint-Jean-de-Védas), achetée en 1869 par Charles Leenhardt, et qu'il léguera à sa mort aux Warnery en 1900, mais qui sera détruite pendant la 2ème guerre mondiale. On y passe le mois d'octobre, la famille se réunissant à l'occasion des vendanges. 
 

Jacques Louis Jules DAVID (1829-1886) La Lauze en 1878


 
On multiplie aussi les voyages à Palavas pour s'occuper du chalet où il est prévu de s'installer en juin pour une cure de bains de mer et des promenades en bateau. Hélas, pluie, pluie, pluie...  le départ est retardé d'une semaine. Le mauvais temps n'empêche toutefois pas les nombreuses visiteurs de séjourner au chalet, mais favorise une épidémie de coqueluche.










VOYAGES

La famille voyage aussi beaucoup. Il y a les nombreux voyages d'affaire de Charles Warnery pour la Suisse, (Charles Warnery qui est citoyen suisse jusqu'à sa naturalisation en 1892 y retrouve sa famille à Lausanne). Parfois, une varicelle des enfants retarde un peu ces voyages qui durent en général quelques semaines.  En avril-mai, il part pour le nord de la France (Le Havre,  Reims, Paris...) où il restera 3 semaines.  En septembre, un mois en Algérie, et en décembre, quelques jours à Valence en Espagne.








Un autre voyage demande à Marthe mures réflexions et pénibles hésitations. C'est pour elle un vrai déchirement de laisser pendant dix jours ses enfants à Montpellier et d'accompagner son père, Charles Leenhardt, et les Franz Leenhardt sur la Côte d'Azur.  Charles (son mari) les rejoindra quelques jours plus tard.  C'est là que le couple avait fait son voyage de noces dix ans plus tôt. Ils reconnaîssent à peine Monte Carlo, qui a tellement changé depuis : c'est devenu un lieu de perdition pour tant de gens!  A Cannes, Charles Leenhardt achète un équipage de chevaux, magnifiques.  A Nice, on croise la reine d'Angleterre.
Un séjour en Suisse est beaucoup plus agréable : les quatre enfants en font partie, et c'est pour Marthe un vrai bonheur de retrouver sa belle-famille pour laquelle elle a une affection particulière. Début septembre elle soupire : C'est triste d'être à la fin d'un séjour et de devoir quitter tous ceux qu'on aime.


MALADIES
Mais, avec quatre enfants, il y en a souvent un de malade. N'oublions pas la mort du petit Raoul. La varicelle, la coqueluche, une fièvre  clouent souvent les enfants à la maison. Les nurses s'en occupent, bien sûr, mais la maman se réserve souvent les veilles et soins de nuit, distribuant des tasses de tisane à tout le monde.
D'ailleurs, il arrive que les serviteurs eux-mêmes soient atteints :  le 11 janvier, trois d'entre eux sont au lit, dont la femme de chambre. Ça n'empêche pas la maison de tourner, le personnel valide étant encore nombreux : nurses, bonnes, cuisinières, cocher...
Les parents, eux, n'ont que des rhumes, ou des maux de dents.


CHARITÉ
La neige, le gel, les maladies peuvent bien interrompre les visites, ils n'ont aucune prise sur  les oeuvres charitables. qui occupent une large partie du temps de Marthe.
C'est le cas des  réunions de couture, qui se tiennent alternativement chez l'une ou l'autre des membres de la société de bienfaisance.
C'est aussi le cas des ventes de bienfaisance où l'on donne des objets et où on en achète d'autres, en consommant thé et pâtisseries maison.
La  vente des écoles a lieu une fois par an. Elle rapporte 2 600 F en janvier, ce qui n'est pas mal du tout.
D'autres actions charitables, comme la loterie pour le Sauvetage de l'enfance, la Vente des pauvres (250 F. ), la Vente des missions ou celle de l'asile (c'est-à-dire la crèche qui rapporte 3150 F.) ponctuent toute l'année. Anna Gide en est la cheville ouvrière, comme son mari Charles est celle de la mutualité. Les couples Gide et Warnery sont parfaitement symétriques, et Anna Gide accueille très souvent chez elle les jeunes enfants Warnery. Marthe aurait-elle un jour rencontré André Gide?
On le voit, Marthe est d'une activité débordante. Son agenda indique le plus souvent deux ou trois activités par jour.
Vente des Ecoles
Quant à L'Union des Femmes de France, tout le comité est venu chez Marthe : et contrairement à ses craintes (tiens?), la réunion n'a pas été trop froide. L'Union des femmes de France avait pour objet  "la préparation et l'organisation des moyens de secours qui, dans toute localité, peuvent être mis à la disposition des blessés ou malades de l'armée française". La mère de Marthe est une cousine de Frédéric Bazille.

Les visites aux malades, dont Mme Molines (mère ou épouse du pasteur?), font aussi partie de ces actions charitables. Il est vrai que Mme Molines est une proche voisine, puisqu'elle habite au 20 du cours Gambetta.
Une autre malade, Mme Bringue, reçoit aussi pendant quelques mois les visites  régulières de Marthe, parfois accompagnée d'une parente, avant son transfert et sa mort à l'hôpital. Marthe signalera cette pauvre femme à l'attention du consistoire et de la municipalité.
Marthe fait aussi régulièrement des visites aux pauvres, souvent en compagnie de Magguy Cazalis.
Mais ce qui frappe à la lecture des 365 pages de ce carnet, c'est l'équilibre entre ces activités charitables et une vie sociale et culturelle somme toute très bourgeoise.

CULTURE
La musique tient beaucoup de place dans cette famille. Charles, par exemple va écouter Rigoletto à l'Opéra le soir de son départ pour la Suisse.  Les enfants pratiquent le piano chez Mlle Ray dès l'âge de 7 ans, et participent à une symphonie enfantine dont les répétitions occupent souvent les après-midi des dimanches ou des jeudis avant sa présentation un mercredi de mars chez Paire [?] :
la soirée a été charmante, la symphonie fort appréciée, champagne, polka ont été redemandés une seconde fois avec enthousiasme... on a dansé avec entrain jusqu'à 1h 1/4. Enfants compris?
On va aussi faire de la musique chez les uns ou les autres, comme cette soirée de novembre où tout le monde se retrouve pour chanter chez les Jean Castelnau.  N'oublions pas non plus la présence obligatoire aux grands concerts de bienfaisance, comme celui donné par La Famille Montpelliéraine fin novembre.
Exposition Eugène Castelnau
En dehors de la musique et du théâtre, peu de chose.
Je n'ai relevé aucune référence à la littérature. Que lit Marthe? Mystère.
La peinture apparaît une seule fois, mais c'est parce que le peintre est un cousin. Ce samedi 16 février est une journée bien remplie culturellement. Elle commence par la visite de l'
exposition au Musée [Fabre] des tableaux de cousin Eugène Castelnau qui ont été donnés par ses enfants et qui font maintenant un joli effet et une excellente impression, ainsi que les dessins. De là, nous avons été visiter la nouvelle installation du Cercle de la Loge sur l'Esplanade [ce sera la seule visite de Marthe au Cercle de la Loge dont sont membres tous les mâles de la famille. Les femmes en sont, bien sûr, exclues]. Soirée au théâtre pour entendre Paillasse, une nouvelle pièce et une comédie ...
il y a donc 3 spectacles à la file en soirée au théâtre! Qui fait relache lorsqu'une autre fête monopolise l'attention, comme cette
fête au Cercle des Étudiants, nous y sommes tous allés [on sent bien que ce tous représente beaucoup de (beau) monde] et rentrés fort tard. Il n'y a donc eu ni concert ni comédie ce soir-là.
Les tableaux vivants occupent quelques soirées, comme celle que donnent les Fernand Leenhardt, où ils sont fort bien réussis.
En novembre, on amène tous les enfants de la parentèle au cirque.

A noter que les enfants prennent des cours d'allemand.
En novembre, autre activité traditionnelle : ces messieurs chassent, les dames les rejoignent pour le thé à Fontfroide ou à La Lauze.
Cochon
Autre moment fort traditionnel, mais plus inattendu  : le lundi 11 février, on tue le cochon :
L'animal a été beau et a bien rendu. Je ne suis sortie qu'un moment pour aller chez tante Eugénie au thé de 4h.
Le sport est présent grâce au tennis : Charles y joue, mais Marthe se contente, semble-t-il, d'accueillir les réunions tennis qui se tiennent chez elle.
En tout cas, tout le monde fait du patinage au Rocher.

MARIAGES
Un dimanche, l'oncle René, le médecin (père du futur architecte) vient annoncer le mariage de sa fille Hélène avec M. de Richemond : on ne sort pas de la parentèle, c'est un très joli mariage! Marthe offrira des fauteuils au jeune couple.
En mai, tout le monde est également ravi du mariage de Jules Castelnau  et d'Isabelle Pomier qui sera fêté à Layrette par un dîner très intime (?) de 65 couverts, suivi d'un toast réunissant le grand monde dans le jardin illuminé. En fait, les festivités durent trois jours !
Grand mariage aussi de Mlle [Lucie ] Des Hours [avec Charles Oster], à Mézouls : 150 couverts, illuminations, danses au hautbois, très jolie fête. 
Mariage
Mais d'autres mariages sont perçus comme des catastrophes. C'est le cas de celui de Gustave Leenhardt (43 ans, banquier dans la Grand-rue) avec Marguerite Martin (40 ans, orpheline d'un médecin de Lodève). On n'en parle pas :
Nous n'avons pas parlé de ce mariage de Gustave qui fait tant causer tout le monde. Quelle tristesse aura donné ce garçon [qui a 10 ans de plus que Marthe]! Personne ne connaît au juste cette demoiselle Martin !
Finalement un voyage en Suisse, chez les parents de Charles sera un motif parfait pour ne pas assister à ce mariage.

FOI ET RELIGION
Sans surprise, la présence au culte protestant est rarement notée : la pratique religieuse est une évidence. On ne relève que certains moments forts comme ce dimanche de mars où Guillaume Granier fait une belle prédication.
Les prédications de la semaine de Pâques (pasteur Gounelle, ou Mr de Richemond) ou les réunions de réveil qui rompent l'ordinaire sont signalées : 
Réunion de prières fort touchante et vivante ce matin... Que de moyens de sanctification nous avons ! Dieu veuille qu'il nous en reste un sérieux désir de faire des progrès dans la foi (mercredi des Cendres).



Le jour de Pâques lui-même se passe chez les Jules Castelnau en chants et chœurs de Paques.
Proche du piétisme et du mouvement du Réveil, Marthe ne voit pourtant pas de problème à passer l'après-midi du vendredi saint chez les demoiselles Valette pour s'occuper des chapeaux d'été.  Il est vrai que le shoping n'est pas pour elle une partie de plaisir. En novembre, elle écrira : Quelques courses pour m'occuper d'un manteau d'hiver. C'est bien ennuyeux !
Cette foi profonde, où la prière tient une grande place se prolonge par une participation active aux "affaires" de l'église protestante : en fin d'année culte à 4h 1/2 pour la lecture du rapport de l'Eglise présenté par cousin Alfred.
Pour les enfants, le 25 décembre, arbre de Noël chez les Paulhian, suivi quelques jours plus tard de celui de l'hôpital.
Ainsi se boucle cette année 1895.




Charles Leenhardt avait épousé sa cousine germaine Juliette Bazille, dont le père, Scipion Bazille, était marié avec la sœur aînée d'Eugénie Castelnau.
Il était entré dans la maison de vins Bazille qui était devenue la maison Bazille & Leenhardt. Il avait reçu très peu de son père en se mariant car ce dernier, Nicolas, avait fait de mauvaises affaires. Toute la fortune de Charles Leenhardt a été amassée par son travail. Sa situation n'ayant pas cessé de s'améliorer, il avait pu acheter comme habitation de ville la grande maison du 27 cours Gambetta, puis le château de la Lauze et le vignoble des Vautes contigu aux terres de Fontfroide-le-Bas dont il avait eu la plus grande partie avec la maison et le parc à la mort de ses parents. Son frère Henry avait pris le reste des terres de Fontfroide dans la partie la plus rapprochée de Montpellier et y avait fait construire la maison d'habitation et la ferme de Fontfroide-le-Haut.
Le château de la Lauze remontait dans une de ses parties au XIIe siècle. Il avait appartenu aux rois d'Aragon.
Charles Leenhardt, en dehors de sa vie de bureau pour son commerce de vins, s'occupait très activement de ses propriétés. Il s'y rendait deux ou trois fois par semaine au début de l'après-midi dans un magnifique équipage de deux chevaux conduits par son cocher.
C'était un magnifique patriarche à la chevelure et à la barbe blanche, plein de bon sens et de pondération. Ancien président du tribunal de commerce, président de la chambre de commerce, il avait voulu rester en dehors de la politique bien qu'on lui ait offert un poste de sénateur. Son installation, sa fortune lui permettaient de recevoir souvent ses nombreux enfants et petits-enfants. Chaque jeudi il y avait chez lui le dîner.
Charles Warnery  était très musicien et avait formé avec un gland nombre de mes cousins un orchestre. 
Souvent aussi des jeunes membres de la famille apprenaient des comédies et ils jouaient dans un salon.