27 octobre 2020

1914-1918 : UNE PARENTHÈSE GUERRIÈRE VÉCUE PAR HENRI PLANCHON, PAISIBLE RETRAITÉ MONTPELLIÉRAIN.

 

SI LOIN DU FRONT ! MONTPELLIER à la fin de la guerre de 14

  













L'Histoire connaît mal la vie des gens dont elle s'occupe.

Je profite donc de trouvailles : carnets, journaux ou autres correspondances pour jeter quelques coups d'œil sur la vie vivante, sinon intime, de nos aïeux.

Aujourd'hui, un journal tenu par Henri PLANCHON dans les années 1917-18.

La famille habite 8 rue Auguste Comte, à Montpellier.
Elle se compose d'Henri, receveur des contributions directes en retraite et de sa femme Berthe.

Ils ont un fils, Émile, qui habite à Lunel. Celui-ci a deux enfants, Émile et Claire.

Un coup de sonde dans l'annuaire de 1938 (20 ans après) nous montre qu'Henri est désormais veuf. Il vit avec sa belle-fille, qui elle aussi est veuve, dans la même maison.

En 1985, Claire, la petite-fille, qui ne semble pas s'être mariée, vit encore dans la même maison.

L'avantage de ce cahier, c'est qu'Henri est d'un prosaïsme fou. Aucun lyrisme, aucune effusion, l'écriture est sèche comme un registre de contribution directe.

1917-1918 : ailleurs, la guerre fait rage. Ici, à Montpellier, elle dérange un peu, mais pas trop.

 

LA VIE D'UN QUARTIER

Ce quartier va du Peyrou au Cours Gambetta en passant par les Arceaux et la rue du Courreau.

On y voisine, et certains voisins sont des amis : Mme Ray, sans doute veuve, et son fils Maurice, les Doucet, les Roux, les Servent... Tous appartiennent à la moyenne bourgeoisie montpelliéraine. Avec une exception, pourtant et on sent que cette relation est une fierté pour Henri : la famille POUGET (en fait, Mme Pouget) qui appartient à un niveau social beaucoup plus élevé : grande maison Cours Gambetta, voiture automobile avec chauffeur, 4 ou 5 domestiques, immense propriété à Magalas et aux Onglous (Marseillan), achat en 1918 de la maison du 4 rue Auguste Comte, et surtout, la même année, pour le prix fabuleux de 800 000 F, d'une propriété de 700 hectares "sous la Canourgue", c'est à dire en Lozère. Le vin du poilu est un pactole pour les viticulteurs.

Ce bon voisinage se manifeste à nous dès le dimanche 7 janvier 1917 : À 4h 1/2 du soir, visite de Mme Servent et sa demoiselle ; à 6h Mme Monidières et sa sœur ; à 6h 1/4 toute la famille Doucet ; à 6h 1/2 M et Mme Roux ; à 8h Mme Ray et son fils, caporal brancardier. Catalogue des visites !!

Quelques jours plus tard :

Gâteau des rois mangé chez Mme Ray et son fils. Berthe (son épouse) est reine, et M. Ray roi.

Avec ces amis, on va presque tous les dimanches se promener dans la campagne montpelliéraine. Avec une nette attirance pour le bord de l'eau : le Lez (Castelnau, Montplaisir, Rimbaud, La Pompignane) ou la Mosson (Juvignac, La Paillade).

Un beau jour de juin Henri a une joie d'enfant : Mme Pouget le prend dans son auto pour une promenade à St Jean-de-Védas.

Mais on ne va jamais à la mer.

L'été, (pourquoi l'été? c'est ainsi en 17 et 18), on passe quelques soirées au cinéma avec des amis. L'histoire ne dit pas quels films on va voir.

Une fois, en juin 1918, on visite l'exposition du sculpteur Raymond Sudre de Perpignan, dans les anciens ateliers d'Auguste Baussan, 3 quai de Sauvage. C'est la seule présence d'un peu d'art dans ce monde de brutes. Qui a entraîné les Planchon dans cette aventure?

Ce cercle amical déborde rarement du quartier. Une exeption : la famille Chante, du Vigan, qui, après 15 ans d'absence, déboule un beau jour pour une opération de la cataracte. Le contact est immédiatement rétabli, et chaleureux avec ce pharmacien féru d'histoire.

Autant le dire : les Planchon sont des casaniers  et leur maison occupe un temps fou dans leur vie de retraités.

 

 

LA MAISON ET LE JARDIN

Alors qu'ailleurs la guerre fait rage, Berthe et Henri répondent : Home, sweet home !

La gestion et les menus travaux d'entretien de leur maison dévoilent tout un mode de vie.

Il y a d'abord une histoire récurrente de sonnerie électrique du lit. Elle nécessite quatre ou cinq interventions depuis son raccord. À quoi sert cette sonnerie ? À appeler, bien sûr, mais qui ? Si c'est le conjoint, ça voudrait dire qu'ils font chambre à part. Il est plus probable qu'elle soit destinée à un(e) domestique. Dont nous ne savons rien. Nous savons juste qu'une Mme Delon fait la lessive des Planchon. Mais aucune trace de son salaire. Ce silence sur la domesticité est bizarre, alors que nous apercevons dans le cahier la bonne de Mme Ray, la cuisinière de la voisine, le chauffeur, la femme de ménage, et le factotum des Pouget... Même les locataires des Planchon ont une bonne ! Henri doit avoir un autre carnet, réservé à ces dépenses.

La grande préoccupation, liée aux nouveautés de ce début du XXe siècle est de "brancher" la maison, la connecter à divers réseaux. Eau, gaz, électricité (mais pas téléphone) donnent bien des joies mais posent bien des soucis. Chaque relevé provoque une prise de bec avec le préposé, Henri contestant presque toujours les chiffres, accusant l'employé de se tromper volontairement. Le compteur d'eau est changé 3 fois en 2 ans, celui du gaz une fois suite aux réclamations virulentes de Berthe qui est chargée d'aller protester à la Mairie ou à la Compagnie. On a beau être en guerre, pas question de payer 1m3 de trop. Mme Planchon doit être la bête noire des pauvres guichetiers.  On a l'impression que c'est elle qui gère la maison, et son mari le jardin.

Mais que de soucis, surtout pour les fuites d'eau! M. Gambier le plombier est souvent appelé pour les réparer [dans les années 50-65, ce sera encore un Gambier qui réparera la plomberie et les gouttières au 46 rue du Courreau, ma maison natale]. Il soude, colmate, change les robinets qui fuient, dont celui du "cabinet d'aisance". Les locataires (les Planchon ont des locataires) sont avertis de prendre leurs dispositions en conséquence le temps de réparer. Il y a donc des "cabinets" communs avec chasse d'eau.

Une autre fuite se produit près de la grotte. S'agit-il d'une des innombrables copies de la grotte de Lourdes?

Une autre encore est localisée près du pigeonnier. Nous avons donc, à cent mètres du Peyrou, un jardin avec une grotte, un bassin, et un pigeonnier bien qu'il ne soit jamais question de pigeons, ni d'aucune autre volaille : les Planchon achètent leurs œufs, ou les reçoivent de la campagne.

A moins que le pigeonnier ne serve pour les canaris ? On en élève un bon nombre, puisqu'on en vend 5 à l'oiseleur (1,50 f. l'un), et qu'on en reçoit ou qu'on en échange avec les voisins.

La connexion aux réseaux est encore loin d'être généralisée. Quand M. Mante notre voisin fait placer l'électricité chez lui, ça mérite d'être noté. Mme Ray, elle, ne fait installer l'électricité chez elle qu'en novembre 18. L'ascenseur social passe par l'électricité.

Autres travaux. Un jour, M. Estienne, peintre au 16 rue du Courreau vient repeindre la porte d'entrée.

Le domestique de Mme Pouget vient, lui, nettoyer le bassin. Pour 2h 1/2 de travail, on lui donne 1,50 f. : c'est le prix d'un kilo de sucre, d'une livre de beurre, d'un canari ou de 2 litres de vin : ce n'est pas un salaire, c'est un pourboire !

Puisque le jardin est la grande occupation d'Henri Planchon, sa femme ne manque jamais, pour la Saint Henri, de lui offrir un hortensia ou un rosier...

Malgré la guerre et les restrictions, le jardin reste un jardin d'agrément. Pas question de potager. Si on sème un peu de mâche, de cerfeuil, de persil ou d'oseille, c'est pour avoir des "plantes aromatiques". Le vrai jardin, ce sont les dahlias, pieds d'alouettes, cosmos, cannas, chrysanthèmes, reine marguerites et autres rosiers, grimpants ou non.

En 1918, un figuier remplace un néflier.

En avril, on sort les orangers, on les rentre en novembre. À quoi ressemble l'orangerie ? Une serre, une remise dans le jardin ou une pièce froide dans la maison? Qu'importe, ces orangers sont un vrai signe extérieur de bourgeoisie.

Le mimosa est lui aussi chouchouté : au moindre rayon de soleil, on déjeune sous ses ramages.

Si on veut faire plaisir à Henri, on lui offre des plantes. Il est aux anges quand Mme Roux, la voisine, lui fait porter par la bonne 4 pots d'asparagus.

Joli jardin au pied du Peyrou !

 

LOCATAIRES

Ce jardin est parfois une source de conflit (larvé) avec les locataires ou leurs domestiques. En 1917, le partage des coings se fait dans la douleur. Après que Mme Gily (et sa bonne faisant chorus !!) ait protesté fort haut que "ce n'était pas la peine de payer de loyer si on ne pouvait ramasser les fruits", Henri se jure de ne pas renouveler leur bail. Les tensions s'apaiseront et les Gily resteront.

Outre les Gily, il y a aussi les Joly, avec qui les rapports sont assez cordiaux.

Cordiaux, mais fermes ! Henri a adhéré au syndicat des propriétaires et leur a fait signer un formulaire où ils renoncent à tous les moratoires, sursis de paiement et autres avantages que la législation du temps de guerre pourrait leur accorder. Ce qui fait qu'ils payent leurs trimestres d'avance avec assiduité : le propriétaire note soigneusement le moindre retard de 8 ou 10 jours.

À Montpellier, on ne laisse pas la guerre modifier les rapports sociaux.

 

RATIONNEMENT et COUT DE LA VIE

En 1917-18, la vie est plus difficile qu'avant la guerre.

Mais c'est loin, très loin d'être l'horreur. Montpellier est loin, très loin du front !

On connaît l'indignation des permissionnaires face aux récriminations de l'arrière. Dans le journal montpelliérain Lou GAL, rédigé par et pour des combattants du front, Louis Bonfils écrit des articles au vitriol sur les plaintes des montpelliérains fâchés d'être privés de gâteaux ou d'avoir à quitter les débits de boisson à 22h. Il a même le mauvais goût de comparer ces supplices à la mort dans les tranchées...

Le journal d'Henri Planchon est une éclatante confirmation de ce décalage entre combattants et gens de l'arrière. Il est un terrible témoignage de la farouche volonté des montpelliérains (de certains, ou de la majorité des montpelliérains ?) de maintenir, coûte que coûte, la vie d'avant-guerre. S'il n'y avait les morts et les blessés affectant des voisins, la guerre n'existerait pas.

En fait, les restrictions rognent le confort et les finances du ménage, sans plus.

Quelques exemples suffiront :

D'abord les sucreries. Pendant la guerre, la vie se fait moins douce.  C'est une vraie joie quand mon petit fils apporte de Lunel 5 k de sucre à 1f 60. Sinon, il faut recourir au carnet de sucre distribué par la mairie.

À partir du dimanche 25 février 17, les croissants et les brioches sont supprimés et le pain, qu'on prend chez Vergély, boulanger rue du Courreau, est vendu rassis, c'est-à-dire 12 h au moins après sa cuisson.

Quand aux friandises, interdiction de fabriquer des pâtisseries fraîches qui ne puissent être consommées dans les 4 jours de leur fabrication. Mais le pâté en croûte reste autorisé.

Le chauffage est plus ou moins difficile. À l'automne 17, Henri note : Malgré le temps glacial nous n'avons en raison de la pénurie de charbon, pas allumé le calorifère.

Là encore, c'est Berthe qui commande et négocie la livraison du charbon par M. Pascalet. En 1917, elle commande 500 k, on ne lui en livre que 300. Elle en recommande 600, qui déclenchent la livraison de 400 en deux fois 200. Maison fraîche, mais pas glaciale.

Le pantalon et le gilet de coutil payés 53 f au tailleur Roucoules sont à coup sûr aussi chauds qu'avant guerre.

Pas besoin donc de brûler les vieux journaux qui se vendent bien au chiffonnier : plus de 7 f les 23,5 k. Mais on ne sait pas qui conserve (et donc revend) les vieux numéros de L'Éclair lorsque, par soucis d'économie, on partage l'abonnement avec Mme Laurence, la voisine.

Pour les provisions de base, les prix montent, mais la consommation semble rester identique.

Par exemple, un fût de 52 l. de vin acheté à M. Lafont en 1917 coûte 41f 60. En novembre 18, le même fût coûte 61 f.

Le charcutier Boyer vend 10 k de graisse 55 f en 1917; en novembre 18, elle vaut 9 f le k.  Le beurre est à 4 f le kilo, l'huile d'olive 6,50 le litre.

50 k de pommes de terre coûtent 19 f en 1917, soit 0,38 le kilo.  En novembre 18, ce même kilo coûte 1,20 f en demi-gros et monte à 2,60 chez l'épicier !

Heureusement, la charmante Mme Pouget nous apporte de son château une douzaine d'œufs.  Puis une grande botte d'asperges, des cerises, des raisins, des légumes, du vin...  Providentielle amitié.

Il faut une maladie qui le cloue 17 jours chez lui (la grippe espagnole ? ) pour qu'Henri perde 5 kilos. Il en pèse alors 68, et Berthe 54. Le docteur Galavielle l'a tiré de ce mauvais pas. 

Cette grippe a autant de répercussion sur la vie et la mort quotidiennes que la guerre :

Face à la grippe et aux risques de contagion interhumaine, les cafés, bars, cinémas, théâtres, églises, synagogues, temples, sont fermés. Les convois mortuaires doivent être courts et directs.

Mais la grippe n'est pas responsable de toutes les morts. Certaines ont des causes plus insolites : Décès du curé de Sainte Eulalie (M. de Lerre)  suite à l'opération d'un cor aux pieds qui a amené le tétanos.  Il est remplacé par M. Roger de Pézenas. Cela fait deux belles processions rue de la Merci.

Mais pour la messe de minuit, si on veut du grandiose, une seule adresse : l'Eglise Saint Joseph (à Figuerolles ou au Carré du Roi ? ) .

Par contre, aucun spectacle le 28 septembre 1917 pour l'exécution capitale de Basile Théodore Buttard, soldat du 2e Génie, né en 1896 en Savoie, fusillé dans la cour de la caserne pour avoir assassiné dans la nuit du 5 au 6 février la fille publique Alix Aubert. Pour ce crime crapuleux, il avait été condamné par un conseil de guerre 31 juillet.

 

Mais la guerre? la vraie guerre ?

Henri note de temps en temps des nouvelles du front, mais plus souvent de politique internationale données par la presse. Avec parfois des démentis quelques jours plus tard.

Il note aussi des dénominations de rues plus ou moins liées à la guerre. Le 21 juin 1917, baptême des rues de Verdun et Washington (entrée des USA dans le conflit armé), et Frédéric Bazille, sans qu'on sache bien si c'est en l'honneur du peintre montpelliérain de grand talent ou du mort de la guerre de 1870.

Plus personnel, c'est, me semble-t-il, avec plus d'inconscience ou de résignation qu'Henri note la mobilisation de son petit-fils :

Mon petit fils passe au Conseil de révision à Lunel. Reconnu bon pour le service avec félicitations de la Commission.

17 avril : il est  incorporé au 40e de ligne, Nîmes.

Il est vrai qu'il est affecté au service sanitaire, peut-être moins exposé. Il sera pourtant cité à l'ordre du corps d'armée : une demi ligne dans le journal d'Henri. Étonnamment, si les échanges de lettres sont signalés dans le journal, je ne trouve nulle part la manifestation réelle d'une angoisse profonde sur le sort du petit-fils. Pudeur ou inconscience?

À partir de l'été 1918, les notations générales sur la guerre se font plus présentes, plus précises.

Dès le  21 octobre 1918, le défilé de la musique du Royal Horse Guard dans les rues de Montpellier a un petit air de victoire.

Mais c'est le 7 novembre (et non le 11) que (par erreur et anticipation), la foule fête la victoire :

Sur la place de la Comédie, en attendant l'affichage de la dépêche annonçant la capitulation de l'Allemagne, une foule compacte manifeste sa joie par des fusées, des feux de Bengale et des chants nationaux. Mais l'attente fut vaine.

Le 11 novembre, Henri note laconiquement : Armistice a été signé ce matin 11 9bre 1918. Les hostilités cessent.

Et le 13 novembre : M. Gily paie son loyer du trimestre le 12 9bre jusqu'au 31 janvier 1919 inclus.

 

La parenthèse guerrière est refermée.