23 mars 2023

LE THÉÂTRE À L' ASILE DES FOUS DE MONTPELLIER EN 1863

 

 




 Le 14 mars 1863 fut présenté à l'Asile des aliénés de Montpellier un spectacle écrit et joué par des fous qui y étaient traités. Était-ce la première fois? Était-ce habituel? Je ne le sais pas, et ce que je ne sais pas sur ce spectacle dépasse de beaucoup ce que je sais. En tout cas, le théâtre semble fréquent dans les asiles d'aliénés tout au long du XIXe siècle. Sade à Charenton : un parmi tant d'autres.

Par exemple, je me suis demandé si le titre "La Lanterne magique" était un titre métaphorique désignant une série de tableaux vivants, avec des vrais personnages sur scène autres que le "présentateur de tableaux" et le chanteur. Ces deux-là sont présentés comme les "principaux personnages". J'ai pensé alors qu'il y en avait donc d'autres, ceux auxquels s'adressait la chanson, puis je ne l'ai plus pensé, privilégiant l'hypothèse d'une vraie lanterne magique projetant pour le spectateur les images des personnes dont on parle.

Mais quelles images? Des portraits, des caricatures, des silhouettes, des ombres chinoises? Mystère. Et qu'est-ce qu'on voit lorsqu'on parle de la douche ("une fournée d'hommes marchant tête baissée..."?), de la promenade (qui s'étire sur des kilomètres autour de Montpellier), ou, plus difficile encore à imaginer, lorsqu'il est question de La création anthropomorphique et des résurrections ?Toujours mystère.

En tout cas, il n'est fait aucune mention de dessinateur au générique de la pièce. 

Quant aux auteurs, Maître Gilles et Pierrot-Paillasse, ce sont à coup sûr des patients de l'asile. Ce sont gens de bonne culture, maîtrisant un riche vocabulaire. Leur langage est frappé au coin du bon sens, sauf, sauf lorsqu'ils développent une notion qui leur semble capitale puisqu'elle est à l'origine de tous les maux de la terre (et des leurs) : l'anthropomorphisme.

Il m"est impossible de dire ce qu'est cet anthropomorphisme-là. La notion n'est pas celle du baron d'Holbach qui accuse les hommes d'avoir créé Dieu à leur image. Elle ne semble pas non plus en rapport avec une représentation humaine des animaux ou des plantes, style La Fontaine ou Grandville. Et je n'ai pas plus d'explication si je remplace anthropomorphisme par anthropocentrisme. Tout ce que je peux dire, c'est que la bête fait très peur à nos deux compères.

Hors cette "marotte", le discours est cohérent et s'il y a des ruptures dans sa logique, elles ne sont ni plus profondes ni plus déroutantes que celles qu'on trouve chez les "poètes-ouvriers" (coiffeur, boulanger, ferblantier, potier...) si à la mode à l'époque. Le souci d'utiliser le "grand style", et surtout l'usage des vers et des rimes emprisonne la pensée de ces rimailleurs dans une camisole qui les force à des contorsions pas toujours contrôlées. Nos auteurs ne me semblent faire ni mieux ni pire.

 

Sur la composition de la pièce, il y a, comme l'annonce d'entrée Maître Gilles, une progression du comique au tragique. Il le dit, et je le redis après lui : tragique, et non (mélo)dramatique. 

Et ceci, tout en donnant une excellente description de la vie quotidienne et du traitement des malades et des soignants. 



Mais à vous de juger, voici fidèlement transcrit in extenso : 

LA LANTERNE MAGIQUE

**

 

Hôpital Général

LA LANTERNE MAGIQUE

À

L'ASILE DES ALIÉNÉS À MONTPELLIER

14 MARS 1863

 

*

*     *


 

DÉDICACE À MONSIEUR LE DOCTEUR CAVALIER

médecin en chef de l'Asile des aliénés de Montpellier[1]

 

Calixte Cavalier

Vous qui, désertant d'Esculape

Les sentiers trop longtemps battus

Au trépas à qui rien n'échappe

Et qui se rit de nos vertus

De l'Empereur comme du Pape

Avez su ravir par votre art

Des humains une bonne part;

Vous dont le rare et beau génie

Maîtrisant jusqu'à la folie

Au fou dans sa triste prison

Rend l'espérance et la raison;

Agréez cette dédicace

D'un opuscule écrit sans grâce.

Vous y verrez les médecins

Traités d'ignorants, d'assassins.

Mais ceci, docteur ne s'adresse

Qu'à ceux-là seuls que le bât blesse,

Aux Sganarelle. Quant à vous

Ici nous apprécions tous

Votre savoir, votre mérite.

Mais mon Pégase a pris la fuite;

Je dois le suivre sans tarder.

Je prends donc, sans le demander,

Congé de vous. Comme ma bourse

Ma muse est à bout de ressource.

Puisqu'il le faut, restons muet;

Le sage à point nommé se tait.

 

POST-SCRIPTUM

Si de votre bonté c'était un pur effet,

Envoyez-moi, je vous en prie,

Un peu de tabac s'il vous plait,

Mais du tabac de la régie.

Il en est de la poésie

Tout comme du tabac : on prise sa saveur,

Elle charme par sa magie

Et se fond ensuite en vapeur. [2]

 


 

[1] -  Calixte Cavalier (Montpellier, 1820-1888) a succédé en 1854 à Hippolyte Rech en tant que médecin-chef de l'asile d'aliénés de Montpellier.

Il est probable que ce manuscrit ait appartenu à son beau-frère Georges d'Albenas, qui fut conservateur du Musée Fabre. 

[2] - Sur le théâtre dans les hôpitaux psychiatriques au XIXe siècle, voir par exemple :  http://psychiatrie.histoire.free.fr/vieasil/theatre.htm



Principaux personnages :

 

Maître Gilles, explicateur des tableaux.

Pierrot, dit Paillasse, chargé de la musique et de la partie du chant

 


Table des matières :

Réclame de Maître Gilles au public

1er tableau : Barandon et Chavès

2me tableau : Poulallion et Ricome

3me tableau : Les deux arabes

4me tableau : Troupe de gardiens et gardiennes

5me tableau : Les gendarmes

6me tableau : Le prince Impérial et ses précepteurs

7me tableau : Le tabac et les fumeurs

8me tableau : Les Jésuites

9me tableau : Les médecins

10me tableau : Les filles de Saint-Vincent

11me tableau : La douche

12me tableau : La promenade

13me tableau : La création anthropomorphique et les résurrections

14me tableau : L'atelier

 


RÉCLAME DE MAÎTRE GILLES, 

EXPLICATEUR DES TABLEAUX DE LA LANTERNE MAGIQUE AU PUBLIC DE MONTPELLIER [3]

 

air : Tenez-moi, je suis un bon homme

 

V'nez curieux de tous les âges

Gens de tout sexe et d'tous états [4],

Venez tous admirer des images,

Des tableaux comme on n'en voit pas.

Pour voir ma lanterne magique

Il ne faut pas beaucoup d'argent.

Oui, pour dir' vrai, toujours j'me pique

De plaire au public indulgent.

 

On fait ici plus d'un miracle;

On y guérit de tous les maux

Et, si la mort n'y met obstacle,

On sort plus ingambe et dispos.

Oui, c'est vraiment à n'y pas croire

Le diable y règne à sa façon.

Sans avoir soif on force à boire

Et l'on n'épargne pas le bouillon.

 

Je m'adresse aux gens d'cette ville

Au bon public de Montpellier,

Aux hommes et femm"s d'humeur facile

Et craignant fort de s'ennuyer.

Il en cout' plus pour boir' bouteille

Que d' v'nir voir mon panorama.

J'ai déjà la puce à l'oreille

Qu'on n'goutte pas c'spectacle-là.

 

Pour voir ma lanterne magique

On peut venir soir et matin

Le spectacle est toujours comique

Et devient tragique à la fin.

Mais pour éclairer ma lanterne,

J'aurais besoin d'un bel esprit

Pierrot, tout en riant, décerne

Du foin à plus d'un érudit.

 

Attention, Messieurs et Mesdames ! prenez vos places et silence au parterre. On va commencer à l'instant 

 

 

[3] - Il y avait donc un public extérieur à l'hôpital.

[4]  - Tout sexe au singulier, tous états au pluriel.



PREMIER TABLEAU

BARANDON ET CHAVÈS

 


Ces deux personnages à barbe de bouc, à la démarche compassée, au geste impérieux, vous représentent deux compétiteurs à la couronne du Maroc.

L'un, celui de droite, est né dans la planète de Sémélé. Il a reçu le pouvoir de tout transformer sous ses mains. Avec des cailloux et des minéraux, il fait des diamants gros comme une roue de charrette. Au moyen d'un léger véhicule dont il est l'inventeur, il s'élève à volonté dans les airs, parcourant des distances incommensurables et se transporte avec une rapidité extraordinaire d'une planète dans une autre. Il a pris le nom assez vulgaire de Barandon.

L'autre, celui qui est à gauche, est atteint de monomanie ambitieuse. Il prétend que toutes les couronnes de la terre lui appartiennent. Il se donne comme un véritable Messie d'Israël. Il est porteur des clefs de St Pierre et, en cette qualité, il a la triple couronne sur la tête. Il doit un jour soumettre tous les peuples de la terre à sa domination et veut établir la capitale de son nouvel empire à Panama, isthme qui joint les deux Amériques. Il a pris le pseudonyme de St Félix de Chavès, mot qui en Portugais veut dire clefs.

 

Pierrot, surnommé Paillasse, chante les couplets à l'adresse de Barandon.

Air de la Ronde de la famille indigente.

 

Il ne faut s'étonner de rien

Ce siècle est vraiment pittoresque

Avec de l'or, on mène à bien

Le travail le plus gigantesque.

Grâces à Barandon

On peut faire en ballon

Voyage sûr et leste.

Le véhicule est de carton

Après vous, s'il en reste.

 

Auprès de nos beaux diamants

Que sont les mines de Golconde?

Venez voir nos assortissements,

Chez nous cette matière abonde,

On l'extrait des métaux,

Des cailloux, végétaux,

Ça devient indigeste.

Nos diamants sont les plus beaux

Après vous, s'il en reste.

 

Couplets à l'adresse de St Félix de Chavès

De l'empire de l'univers

Dieu mit sur son front la couronne.

Les clefs du ciel et des enfers

Sont remises à sa personne.

Chavès prendrait plaisir

À nous faire rôtir.

Il veut qu'on nous moleste

Faites d'après votre désir.

Après vous, s'il en reste.

 

Vient-il des bords du Missouri

Ce dévot et saint personnage?

À voir sa barbe de cabri,

On le prendrait pour un sauvage.

Du trône de Maroc

Il devrait faire un troc

Contre une bonne veste

À vingt sous! sa défroque en bloc

Après vous, s'il en reste.

 


DEUXIÈME TABLEAU

POULALION ET RICÔME

 

Maître Gilles au public :

 

Ce deuxième tableau vous représente deux originaux qui, n'ont pas leur pareil au monde. La nature n'a rien épargné pour les rendre aimables, et leur éloquence est du meilleur goût. Ils ont toujours à la bouche un heureux choix d'expressions qui charmeraient l'oreille la plus délicate et dans un seul jour ils épuisent à eux deux tout le vocabulaire poissard.

Le premier, à droite, est à la fois écrivain, improvisateur et sténographe. Il a pour nom de guerre Poulalion. Il a une très haute opinion de lui-même et les empereurs et les rois ne sont pas dignes, parlant par respect, d'être les porte-coton de son auguste fessier.

Quant à celui qui est à gauche, quoique plus modeste, il n'en est pas moins redoutable par sa langue, et, pour le faire dégoiser pas n'est besoin qu'on le provoque. Il n'a de grossier que l'habit qu'il porte et il pourrait en remontrer au plus expert en fait de noire malice. Il est vaniteux et susceptible et se croit, sans pourtant oser le dire un personnage d'une haute importance. Il est connu dans l'établissement sous le nom assez plaisant de Ricôme, ce qui indiquerait une origine anglaise.

 


Pierrot, dit Paillasse, chante les couplets suivants

Air : Et ma mère est-ce que j'sais ça?

 

À l'adresse de Poulalion 

Vous qui voulez de la halle

Apprendre l'affreux jargon

Afin de faire scandale

Quelque jour dans un salon, 

De bon matin à l'asile

Venez écouter les fous

Poulalion seul en vaut mille

Pour vous lancer des atouts

 

Comme il défile à merveille

Ce risible chapelet !

Il choisit comme l'abeille

Son butin où ça lui plait.

C'est le diable qui lui souffle

Des mots ignorés de tous

Fuyez loin de ce marouffle

Ou rendez-lui ses atouts.

 

À l'adrese de Ricome :

D'un langage plus vulgaire

Et ne parlant que patois,

Ricome l'atrabilaire

Contrarie à chaque fois

Il faudrait, pour lui complaire,

Mettre tout dessus dessous

Et, quoique vous puissiez faire

Il vous lance ses atouts.

 

Pour un homme de ma sorte,

Quel plaisir, matin et soir,

D'entendre dire à ma porte :

Voleur, bélitre, éteignoir.

Et ces gens, ne vous déplaise,

Passent pour dieux chez les fous.

Admirez-les à votre aise

Messieurs, mais gare aux atouts!


TROISIÈME TABLEAU : 

LES DEUX ARABES, MOHAMED BEN SAAD ET MARABOUT [5].

 

Maître Gilles au public :

Ce tableau vous représente deux arabes venus dans ce pays pour apprendre la médecine et étudier les mœurs françaises.

Le premier, à droite, Mohamed ben Saad, est comme vous pouvez le voir, d'une taille et d'une constitution athlétiques. Il aime peu le travail mais, en revanche, ne déteste pas la bouteille à laquelle il donne assez volontiers une accolade, quand il le peut. Il est du reste très doux de caractère et d'humeur fort tolérante.

Quant au deuxième à gauche, qu'on surnomme Marabout, c'est selon nous un franc-arabe, un renégat ou un métis. Il baragouine à la fois l'Arabe et le Français. Il est du reste délateur et brouillon de son naturel taciturne et sournois. C'est un type assez exact de ces Arabes Bédouins qui pillent et assassinent les caravanes dans le désert.

 

Pierrot Paillasse chante les couplets suivants à l'adresse de Mohamed ben Saad dont il est l'interprète.

Air particulier[6]

Oui, quant à moi je suis Français,

Et j'aime bien mieux la cuisine

Qu'on fait à Paris que les mets

Qu'on vous prépare à Constantine.

Du couscoussou

J'ai plein mon soûl

Qu'un autre à ma place le mange.

En France, je passe pour fou,

Mais je bois bois du bleu pour un sou

Excusez si ça vous dérange.

 

Un chapitre de l'Al-Coran

Du vin nous interdit l'usage

Et du prophète musulman

En public on vante l'ouvrage

Mais en secret

On se permet

Bouteille de vin sans mélange,

Puis, au bouchon qui la fermait

On dit, en narguant Mahomet

Excusez si ça vous dérange.

 

À l'adresse de Marabout dont Pierrot est aussi l'interprète :

Moi, j'aime fort les palmiers verts

Les dates, le soleil d'Afrique

Mais j'estime qu'en l'Univers

La France est un pays unique.

Sans nul motif

Défunt ou vif,

Par un caprice assez étrange,

On vous tient en prison captif,

Mais on dit : prenons l'évasif

Excusez si ça vous dérange.

 

En France on s'agite beaucoup

Pour faire du bruit dans le monde.

Quant à moi, qui suis un peu loup

Je vis dans une paix profonde

Content de peu

Me croyant Dieu

Sur les bons chrétiens je me venge

Je suis sournois et boute-feu

Je ne me fixe en aucun lieu

Excusez si ça vous dérange. 

 

[5] - L'Asile d'aliénés de Montpellier recevait les patients de Corse et d'Algérie.

[6] - C'est à dire composé spécialement.



4me TABLEAU : 

GROUPE DE GARDIENS ET DE GARDIENNES

 

Maître Gilles au public :

Ce tableau vous représente un jour de gala à la cour. Les gardiens et les gardiennes, bien endimanchés, se promènent bras dessus-dessous  dans les allées des jardins. Ce sont tous des gens robustes, pour la plupart venus des montagnes du Rouergue ou de l'Auvergne. Ils sont chargés de soigner et surveiller les malades à qui ils donnent assez volontiers des gourmades, quand ceux-ci sont par trop récalcitrants. Du reste, comme il ne nous appartient pas de juger des supérieurs, nous allons céder la place à Pierrot dit Paillasse, chargé de la musique et de la partie du chant et qui, dans une chanson qu'il a composée à ce dessein, va faire connaître à l'assemblée les mœurs et le caractère de ces braves montagnards [7].

 


LE BAL DES AUVERGNATS, chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse des gardiens et des gardiennes de l'établissement.

Air particulier.

 

Assemblons-nous, Mesdames,

Surtout ne soyons pas

Ni d'hommes, ni de femmes,

Rien que des Auvergnats.

C'est aujourd'hui dimanche,

Mettons nos beaux atours,

Chemise toute blanche

Et veste de velours.

 

Refrain

Ohé! Ohé! au bal de la musette

Ohé! Ohé! nargue de l'étiquette

faut saisir

Le plaisir.

 

Au diable la boutique

Le charbon et le bois.

Formons un pique-nique

À s'en lécher les doigts.

Préparons la marmite

Du pain bien rissolé;

Nous mangerons ensuite

Du bon petit-salé.

 

Une soupe au fromage

De notre cher pays

Vaut mieux qu'un bon potage

Ou une poule au riz.

Un morceau de saucisse

Avec du vin clairet

Pour chasser la jaunisse

Rend le coeur guilleret.

 

A cette régalade

Il faut panser [8] aussi

Une bonne ensalade[9]

Et puis du pain rousti.

Goûtons la bonne chère

De Monsieur Balthazar[10].

Pour dessert il faut faire

Une omelette au lard. 

 

Pour finir la soirée

Nous allons rigoler

D'une bonne bourrée

Il faut nous régaler.

Il faut pas qu'on s'endorme

Frappons des pieds, des mains,

Tant pis si ça déforme

Nos petits escarpins [11].

 

La danse parisienne

Elle ne me plait pas.

On se remue à peine,

On fait des petits pas.

Quand nous sommes ensemble

Et que nous gigotons

Toute la maison tremble

De tant que nous sautons.

 

 

[7] - Moeurs et caractères, mais pas un mot sur le métier et les pratiques médicales. La scène se passe un dimanche.

[8] - Souligné dans le manuscrit.

[9] - Mot occitan = salade. Les termes auvergnats sont soulignés dans le manuscrit.

 [10] - En Rouergue et dans le Cantal, le cochon est appelé Lo Mossu (Le Monsieur), ou Mossu Baltazar.

Je ne sais si le jeu de mot chère /chair du cochon est volontaire.  

[11] - Qui ont remplacée les sabots à l'arrivée à Montpellier.


5me TABLEAU : 

LES GENDARMES [12]. ROUQUIER, SICRE ET THÉVENIN.

 

Maître Gilles au public :

Les gendarmes sont dans tout pays les amis de l'ordre et les soutiens de l'autorité. Ils ont droit au respect de tous les citoyens en leur qualité de représentants de la force publique.

Jacques Philippe Rouquier est aussi remarquable par sa taille que par l'élévation de ses idées et la noblesse de ses sentiments. Son style et son langage visent toujours au sublime. Aussi est-il peu compris de ceux qui l'écoutent et il est assez douteux qu'il se comprenne lui-même. Il s'est signalé en Afrique par un grand nombre de promesses et son nom est en vénération chez les arabes. Il s'intitule Le sauveur de la ville d'Oran.

Quant au gendarme Sicre, il est sujet à des accès de rage et de frénésie. Quand il est dans cet état, il n'est pas prudent de l'aborder car il frappe indistinctement sur tout le monde et vocifère les injonctions les plus grossières. Il vise aussi au bel esprit et se dit l'auteur de plusieurs chansons inédites.

Quant au gendarme Thévenin, ancien brigadier, il est d'humeur assez douce, poli dans ses propos et assez bien élevé. Il parle et écrit purement la langue française, connaît à fond sa théorie et n'a, dit-on, d'autre défaut que celui de trop aimer la bouteille et de mettre trop souvent les pieds dans la vigne du Seigneur.

 

Pierrot Paillasse chante les couplets suivants à l'adresse de Rouquier.

Air : du pas redoublé.

 

Rouquier, pour voyager en l'air,

N'avait que son Pégase

Et ses yeux lançaient un éclair

Dans leur sublime extase;

Mais un jour il dit : après tout,

Ici bas faut bien vivre

Je vois que l'on dîne partout

L'usage est bon à suivre.

 

On en dira ce qu'on voudra

Oui, je me fais gendarme

À l'Olympe de l'Opéra

Ça fera du vacarme.

Mais je m'en bats l'œil quant à moi

Dans tout pays on dîne

Je suis las de jeûner ma foi

Si près de la cuisine.

 

Notre intrépide chevalier

S'embarqua pour l'Afrique.

À sa taille, à son air guerrier

L'Arabe fanatique

Crut voir un envoyé du ciel

Et, mettant bas les armes

Lui dit : des enfants d'Ismaël

Allah tarit les larmes.

 

Notre chevalier, dès ce jour

A vécu dans la tente.

Pour le Kabyle, objet d'amour,

On le presse, on le vante;

Est-il Arabe, est-il Français?

C'est ce qu'on ne peut dire;

Mais grâces à lui désormais

Est fondé notre empire.

 

À l'adresse du gendarme Sicre

Fier soutien de l'autorité,

Soyez donc moins farouche.

Je crois voir un tigre irrité

Quand vous ouvrez la bouche.

Recouvrez vite la raison

Car, dans votre délire

En frappant les gens sans façon

Il pourrait vous en cuire.

 

À l'adresse de Thévenin

Vive le vin ! Mais chez les fous

On proscrit la bouteille.

Le bon Dieu n'a pas fait pour nous

Le doux jus de la treille.

Thévenin, on boit à coup sûr

Dans la gendarmerie,

Là haut, gardez-moi du plus pur

Un verre, je vous prie. 

 

[12] - Alors que les gardiens étaient de vrais gardiens, les gendarmes sont des malades de l'Asile, sans doute anciens gendarmes.

Autre hypothèse, aventureuse, celle d'un renversement des rôles : l'auteur, un aliéné, se situe comme le porte-parole du bons sens commun, et décrit d'anciens gendarmes, devenus gardiens à l'asile, comme s'ils étaient des aliénés.



6me TABLEAU : 

LE PRINCE IMPÉRIAL [13] ET SES PRÉCEPTEURS [14].

 

Maître Gilles au public :

Le prince impérial est connu à l'asile sous le nom de Grimaud. C'est un enfant de la plus belle espérance et d'une intelligence rare pour son âge. Il a déjà atteint sa quinzième année et il ne sait encore ni parler ni s'habiller. Il est pourtant doué d'un heureux naturel; mais on attribue le défaut de culture de son esprit à ses divers précepteurs qui tous, à l'exception du dernier qui est l'arabe Mohamed ben Saad, homme d'humeur pacifique, semblaient s'être donné le mot pour l'abrutir à force de coups et de mauvais traitements. Le plus terrible de ces précepteurs était un parisien du nom de Napied, militaire en réforme qui du matin au soir prenait plaisir à tourmenter son auguste élève, à tel point qu'il s'en est fallu de bien peu de chose que la peau du pauvre enfant ne soit restée entre ses mains.

Le prince impérial, disons franchement la chose, est d'une insigne malpropreté. On le croirait natif de Turin car, ainsi que l'enfant du maître d'école, il est toujours sur le pot ( sur le Po) et ne demande qu'à aller [15].

 

Pierrot Paillasse chante les couplets suivants à l'adresse du prince impérial.

Air : Ah! vous dirai-je maman...

 

Oui, c'est un insigne honneur

Que de porter, Monseigneur,

Sur le front une couronne.

Je ne flatte ici personne

Aussi, prince, croyez-nous

Restez longtemps chez les fous.

 

Dans ce merveilleux palais[16]

Vous vivez à vos souhaits.

Vous mangez tout à votre aise,

Vous faites, ne vous déplaise,

De la merde au nez des gens.

Les fous vous sont indulgents.

 

Vos régiments sont de plomb,

De papier ou de carton.

On ne craint pas de la sorte

D'être un jour mis à la porte

Faits de sucre, vos soldats

Certes, ne s'enfuiront pas.

 

Vous êtes partout cité

Pour votre malpropreté.

Chacun a sa fantaisie,

Mais il faut avoir grande envie

De caresser un enfant

Quand on vous voit seulement.

 

À l'adresse de Mrs les précepteurs du prince.

Honte à vous, doctes pédants,

Qui gâtez tous nos enfants!

Bien loin que l'on vous encense

Vous méritez la potence.

En passant par votre main

Un géant devient un nain.

 

On veut donner désormais

La science à peu de frais.

Mais malgré la concurrence

La sottise et suffisance

Prendront, en dépit de tous

Le premier rang parmi nous.

[13] - Louis Napoléon, le Prince impérial, était né le 16 mars 1856. Le pièce est jouée le 14 mars 1863, presque pour son 7ème anniversaire. Son émule à l'asile a, lui, 15 ans.

[14] - Les "précepteurs" sont semble-t-il, des aliénés qui ont pris le pauvre enfant sous leur "protection", c'est-à-dire qu'ils en font leur souffre-douleur personnel.

[15] - Ce symptôme d'incontinence, ajouté au fait de ne savoir ni parler ni s'habiller semble désigner le gâtisme, selon la terminologie d'époque.

[16] - Qui n'était pas encore l'hôpital moderne de Font d'Aurelle (La Colombière actuelle), mais une aile exiguë et assez vétuste de l'Hôpital général (actuel rectorat, rue de l'Université).



7me TABLEAU : 

LE TABAC ET LES FUMEURS.

 

Maître Gilles au public :

Ce tableau nous représente, Messieurs et dames, le moment de la distribution du tabac de l'asile. Le concours des amateurs est nombreux. On se presse, on se heurte, on se coudoie à la grille pour être des premiers à la distribution et Dieu sait quelle est cette distribution !

De mauvais bouts de cigare ou de tabac avarié ou falsifié ! C'est encore un régal pour ces pauvres fous qui sont privés, pour la plupart des choses les plus indispensables.

Le tabac leur sert de récréation et de passe-temps. Ils trompent par ce moyen les heures du jour qui passent si lentement dans cette triste prison et se bercent au milieu des tourbillons de fumée qui s'exalent de leurs pipes, dans de molles et indécises rêveries.

Le tabac est une denrée fort chère à l'asile, ne s'en procure pas  qui veut. Il faut savoir s'industrier (sic) pour en avoir une mince ration journalière, ou quêter par ci par là une pipe qui vous est souvent refusée. Quand on appelle au parloir un de ces pauvres malades, la première chose qu'il demande au visiteur, c'est du tabac.

On pourrait mettre sur le frontispice de l'asile ces deux vers bien connus :

     Quoiqu'en dise Aristote et sa docte cabale

     Le tabac est divin, il n'est rien qui l'égale.  (Thomas Corneille [17])

 


 

Chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse de Messieurs les fumeurs.

Air de la chanson des vignerons.

 

 

LE TABAC

Est-il plus joyeux passe temps

Que le tabac avec la pipe

Parmi ces tourbillons flottants

Le plus noir chagrin se dissipe.

J'aspire son acre vapeur

Et la gaieté renaît au cœur

         Le tabac, butor,

         Vaut son pesant d'or.

 

Refrain

Être content,

Toujours constant

Point médisant,

C'est le bonheur

Du vrai fumeur.

Santé, gaieté, la paix du coeur,

C'est le bonheur

Du vrai fumeur.

 

Quand je vois monter vers le ciel

La molle et bleuâtre fumée,

Je me crois un prêtre à l'autel

Tenant en main l'urne embaumée

L'odeur du musc, l'ambre importun

Ne valent pas son doux parfum

Fumeurs, grâce à lui

Nous trompons l'ennui.

 

Que de querelles, de débats,

Fait naître une mauvaise langue !

En fumant, on ne parle pas;

La pipe vaut une harangue.
On oublie avec le tabac

Et la corvée et le bivouac

Et sans nul effort,

Paisible, on s'endort.

 

Les lointains et rares trésors

Qui nous viennent de l'Arabie

Quand ma pipe fume à plein bords

Ne valent pas sa poésie.

Oui, tout philosophe rêveur

Est par sa nature fumeur

La pipe et le vin

Voilà mon refrain.

 

Quand je verrai près de mon lit

Se dresser l'affreuse camarde,

Je veux à son nez, par dépit,

Fumer ma dernière bouffarde.

Et je bénirai mon destin

Si on me donne, avec du vin

Du tabac là-haut

plus qu'il ne m'en faut.

 

[17] - In Le Festin de pierre de Thomas Corneille, qui plagie allègrement la tirade de Sganarelle dans le Don Juan de Molière. Mais c'est bien Thomas Corneille (et non Pierre) qui est cité ici, ce qui démoigne d'un bon degré de culture littéraire.

 

8me TABLEAU : 

LES JÉSUITES JALLOIS ET SANTENAC

 

Maître Gilles au public :

Il y a Jésuites et Jésuites, comme il y a fagots et fagots. Le vulgaire désigne généralement sous ce nom une foule de démons ambitieux qui s'affublent de toute sorte de costumes, se travestissent de toutes les manières et jettent volontairement, quand il le faut, le froc aux orties. On les appelle aussi Jésuites de robe courte. Ils sont brouillons et turbulents et ne se plaisent que dans le désordre qu'ils provoquent par les moyens les plus adroits.

Quant aux véritables religieux qui restent attachés à leurs devoirs et suivent avec ponctualité les règles de leur ordre, nous n'avons ici que du bien à en dire et nous sommes pleins de vénération pour leur vertu. Nous aimons à rendre hommage à qui le mérite et nous n'hésitons pas à encenser la vertu partout où elle se trouve. Ces derniers sont les véritables amis de Jésus et les fermes soutiens de la religion, de même que les premiers sont les compagnons du diable et les destructeurs de la famille et de la société.

L'anthropomorphisme gâte tout.

À cette catégorie appartiennent Jallois et Santenac.

Le premier, sous une apparence de bonhomie et de douceur, espionne tout ce qui se passe autour de lui et tient le registre des punitions, corvée qui répugnerait à tout autre mais qui paraît convenir à son caractère d'inquisiteur.

Quant à Santenac, il a depuis longtemps quitté la soutane pour se livrer à la vie errante. Il va d'un asile à l'autre et ne se fixe en aucun lieu. Il est ennemi de toute autorité et veut cependant qu'on ait pour lui de la déférence. Il est tranchant dans ses opinions et ne souffre pas d'être contrarié.

Ce sont tous des hommes transformés, loups ravisseurs qui dévorent les agneaux de première création [18].

 

LES JÉSUITES, chanson composée et chantée par Pierrot-Paillasse à l'adresse de ces messieurs.

Air : Ma petite, monte vite...

 

Refrain

Reprenons notre marotte

Nous, vrais amis de Jésus.

Flétrissons d'Iscariote

Les fausses vertus.

 

Le pape, dans son courroux,

Un jour nous exila tous,

Voulant chez lui désormais

         Avoir la paix.

Ce n'était qu'un pur caprice

Dont il se repentit bien,

Et notre sainte milice

Vrai, n'y perdit rien.

 

On nous appelle en tout lieu

Les ennemis du bon Dieu.

C'est à tort : chacun pour soi

         Telle est ma foi.

Si le peuple nous échappe,

Nous savons prendre son bien

Ce n'est qu'en volant le pape

Qu'on est bon chrétien.

 

Dans notre communauté,

On fait voeu de pauvreté.

Mais on sait pour le plaisir

         Se travestir.

Nous glissant dans les familles,

Nous fouillons chaque recoin.

Des garçons, des jeunes filles

Nous avons grand soin.

 

Aux disciples de Jésus,

Nous laissons les pas perdus.

Nous voulons, pimpants, joyeux

         Entrer aux cieux.

Ne peut-on servir le monde

Et faire aussi son salut? [19]

Buvons, amis, à la ronde,

À Mons. Belzébuth.

 

 [18] -  Première apparition de l'anthropomorphisme, de l'homme transformé et des agneaux et des hommes de la première création. Celle cosmologie est déroutante.  

[19] - À cette question, les jésuites du XVIIe répondaient plutôt oui, les jansénistes plutôt non.


9me TABLEAU : 

LES MÉDECINS.

 

Maître Gilles au public :

La médecine est devenue de nos jours l'apanage exclusif des hommes nés de l'anthropomorphisme [20] qui ont pris dans les facultés le monopole de son enseignement.

Intéressés à déguiser la vérité à l'homme de 1ère création dont ils exploitent partout l'ignorance. Ils ont à leur service sur toute la surface du globe terrestre une foule de démons, agents subalternes qui vivent tous des misères humaines. La nature bienfaisante par elle-même n'avait refusé à l'homme que les vêtements naturels et sur ce point on peut dire que l'homme a été moins bien partagé que les autres animaux ; mais elle ne lui avait pas donné d'infirmités héréditaires.

L'anthropomorphisme seul a créé cette monstruosité. La plupart des graves et honteuses maladies qui affligent l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe et le dégradent à ses propres yeux ont toutes leur origine dans les poisons, au premier rang desquels figure le poison béni de Loyola ou le stibium ardens [21].Il serait trop long d'énumérer tous les autres.

L'anthropomorphisme a pris de nos jours des proportions si démesurées que cette prophétie de l'Évangile s'est littéralement accomplie par rapport à l'homme de 1ère création : et je vous dis en vérité que le fils de l'homme n'aura pas une pierre où reposer sa tête.

Quand donc cette malheureuse créature verra-t-elle tomber de ses yeux le bandeau qui lui cache la lumière et demandera-t-elle enfin à Dieu l'accomplissement de son infaillible promesse, la fin du monde[22].

 


 

LES MÉDECINS, chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse de ces messieurs.

Air du vaudeville de Mr Scarron.

 

Refrain :

Célébrez, célébrez la médecine

Et que le flon flon

Ici s'élève à l'unisson.

C'est un art de noble origine.

Frère d'Apollon,

Esculape est un franc lurron.

 

Si vous voulez du Pactole

Voir chez vous couler les flots

Faites-vous sur ma parole

Guérisseur de tous les maux.

Oui, c'est par la médecine

Que l'homme au ciel est conduit

Un médecin assassine

Et ça ne fait pas de bruit.

 

Les bords fleuris du Parnasse

N'ont pour moi plus de douceurs,

Et mon oeil avec tristesse

N'y voit que tableaux menteurs.

Le mal a flétri ma vie

De la naissance au tombeau

Et la fortune ennemie

M'assaillit dès le berceau.

 

L'homme né pour la souffrance

Ne trouve sur son chemin

Que dédains et répugnance

Nul Dieu ne lui tend la main.

Chacun rit de sa misère

Seul, Esculape, au berceau,

Lui sourit, Dieu tutélaire

Qui se nourrit de sa peau.

 

Pour chaque morceau qu'il mange,

Pour chaque habit qu'on lui fait,

Il lui faudra, chose étrange,

Avaler, comme du lait,

Le poison qui le dégrade

Et, s'il ne meurt pas du coup,

Il devra, triste malade,

Attendre la dent du loup.

[20] - Il est difficile de savoir ce que, ici, recouvre ce mot, ainsi que la notion "d'homme de 1ère création".

[21] - Le stibium c'est l'antimoine. Ardens, je ne sais pas. Quel est son lien avec les jésuites? Mystère. Un fait demeure : ces gens se sentent empoisonnés.

[22] -  Cette prière radicale est pour un incroyant le signe d'un désespoir total, pour un croyant une position extrême où bien peu de chrétiens se sont aventurés (je pense à Léon Bloy).



10me TABLEAU : 

LES FILLES DE SAINT VINCENT OU SœURS DE CHARITÉ.

 

Maître Gilles au public :

 

Il en est des soeurs de Charité comme des Jésuites : il y a fagots et fagots. Celles qui sont spécialement attachées aux maisons d'aliénés, familiarisées de bonne heure avec le spectacle des misères humaines, semblent avoir tari dans leur sein tout sentiment de pitié ou de commisération.

Elles semblent même prendre à tâche de tourmenter les pauvres malades qu'elles se plaisent à contrarier pour les plus petites choses. Nous ignorons si ce sont des filles d'enfer ou des filles du Ciel. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne remplissent à l'égard des malades aucune des obligations de leur ordre.

Il faut dire aussi, pour leur justification, que la plupart des hommes qui sont dans cette maison sont peu abordables et qu'il est même prudent de s'en tenir éloigné. Ce sont tous des princes ou des grands personnages tombés dans l'infortune et dont le caractère s'est aigri par l'effet d'une longue suite de revers immérités. Ils appartiennent presque tous à la création anthropomorphique et se placent dans leur orgueil au premier rang des dieux[23].

Laissons-les se complaire tout à leur aise dans cette idée, jusqu'à ce que la triste réalité vienne les rendre au sentiment de la froide raison.

 


LES FILLES SœURS DE SAINT VINCENT, chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse de ces dames.

Air : Vous m'entendez bien.

 

Les filles, sœurs de Saint Vincent,

Bien moins éprises d'argent,

Feront à leurs malades

         Eh bien!

Des tisanes moins fades

Vous m'entendez bien.

 

Pour secourir l'humanité

Elles font vœu de pauvreté!

Ces anges de la terre

         Eh bien !

Tariront la misère

Vous m'entendez bien.

 

Dans nos somptueux hôpitaux

S'il se mange de bons morceaux

Pour le pauvre Lazare,

         Eh bien !

Le bouillon est trop rare

Vous m'entendez bien.

 

Pour nourrir la divinité

On dévore l'humanité

Notre Dieu, chose étrange !

         Eh bien !

Comme nous boit et mange

Vous m'entendez bien.

 

L'homme seul ici fait le mal

damné par un arrêt fatal.

Un ange tutélaire

         Eh bien !

Console la misère

Vous m'entendez bien.

 

Ne maudissez pas tant le sort,

Humains que réclame la mort.

Tout près de votre tombe

         Eh bien !

Dieu mit une colombe

Vous m'entendez bien.

 

Puisqu'à tout il faut une fin

Et que le trépas est certain,

Mes soeurs, pourquoi d'avance

         Eh bien !

Prescrire l'abstinence?

Vous m'entendez bien.

 

 

[23] - Ici, l'anthropomorphisme semble renverser le sens habituel du terme. Alors que d'Holbach, refusant la Genèse où Dieu crée l'Homme a son image  dit que l'Homme a créé Dieu à son image (c'est l'anthropomorphisme), pour Maître Gilles, ces hommes se refont une personnalité calquée sur l'image qu'ils se font de Dieu.  

 

 

 11me TABLEAU : 

LA DOUCHE.

 

Maître Gilles au public :

Parmi les passe-temps plus ou moins agréables qu'on vous procure dans cette triste maison figurent au premier rang les bains et douches et les promenades. Voyez-vous passer devant vous cette fournée d'hommes marchant la tête baissée et n'osant souffler le mot. Ce sont des condamnés qu'on mène à la douche. On les déshabille, puis on les plonge brutalement dans une baignoire en pierre à laquelle s'adapte, au moyen de crampons de fer, une lourde planche. À l'extrémité de cette planche est pratiquée une échancrure où passe tout juste le cou du patient.

C'est dans cette position gênante qu'il est obligé de recevoir sur la tête une vraie cataracte qui tombe de deux mètres de hauteur. Cet horrible supplice dure quelquefois, réitéré il est vrai à plusieurs reprises près de dix minutes.

Mais laissons tomber le rideau sur cet affreux spectacle qui révolte l'humanité et que, pour notre part, nous sommes impuissants à décrire.

 


LA DOUCHE, chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse des amateurs de ce genre de spectacle.

Air du Carillon de Dunkerque.

 

               Refrain

À boire, à boire, à boire !

Pour chasser l'humeur noire,

Toujours se porter bien,

La douche est un sûr moyen.

 

Lorsque mauvaise tête

Au pugilat s'apprête

Et veut d'un bras nerveux

Vous saisir aux cheveux

Gardiens, veuillez m'en croire,

Il faut le faire boire

 

Lorsque la cataracte

Avec mesure exacte

De deux mètres de haut

Tombe bien comme il faut,

On garde la mémoire

D'un coup si rude à boire.

 

Une vision folle

Dans les murs de sa geôle,

Comme pour l'égayer

Sourit au prisonnier,

Il rit : sans autre histoire

Il faut le faire boire.

 

Barandon dans l'espace
Peut bien suivre la trace

Des astres radieux;

Moi, je ferme les yeux

Dans ma cuve ou baignoire

Quand on me verse à boire.

 

Nougaret de sa plume

Peut orner maint volumes;

Hugol de son crayon

Dessiner Brid'oison.
Je préfère à leur gloire

Une chanson à boire.

 

Dans leur sombre colère

Les maîtres de la terre

Font gronder le canon.

Tout tremblant à leur nom,

Je prends l'échappatoire

Quand on me force à boire.

 

Je veux en gai monarque

M'installant dans la barque

Auprès du vieux Caron,

Pour narguer l'Achéron

Dire à tour de mâchoire

Cette chanson à boire.

 



12me TABLEAU : 

LA PROMENADE

 

Maître Gilles au public :

Pour distraire les malades et dégourdir leurs jambes, on leur fait faire des promenades militaires qui durent une demi-journée, et ne croyez pas qu'on choisisse les bons chemins. C'est à travers des sentiers pierreux, anfractueux et escarpés que l'on passe de préférence.

Vous voyez partout des mornes figures. Chacun garde un profond silence qu'interrompt de temps en temps la voix d'un gardien qui stimule les retardataires.

Et pourtant, ces promenades, toutes fatigantes qu'elles soient pour des hommes malades et presque exténués, sont considérées à l'asile comme une grande distraction. En effet, on oublie pour un moment les grilles et verrous de l'hôpital de force. On respire un air plus pur et la vue est agréablement recréée en contemplant à chaque pas de nouveaux sites et des tableaux variés.

 

LA PROMENADE, chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse de Messieurs les amateurs.

Air : Allons, Glycère

 

Refrain

À la campagne !

Jour de cocagne,

Tu luis pour nous

Au diable grilles et verrous.

Partons bien vite,

Que l'on profite

de ce beau jour

Le doux printemps est de retour.

 

Déjà défile le cortège

Au réveil d'un jour printanier

Des amandiers la fleur de neige

Embaume l'odorant sentier.

 

Nous quittons bientôt la grand'route

Pour prendre les chemins pierreux

Faisons comme l'âne qui broute;

Les grands chemins sont dangereux.

 

Pour ne pas se casser la jambe

Il faut observer chaque pas.

Ici, faut se montrer ingambe,

Et pour sauter n'hésitez pas.

 

Quelle agréable promenade !

Certes, jamais course au clocher

N'a valu cette mascarade.

Voisin, gardez-vous de broncher.

 

Ouf ! J'éprouve une soif ardente,

Ne pourrait-on avoir du vin?

C'est trop coûteux, cette eau courante

Vous suffira pour ce matin.

 

Tout essoufflés, morts de fatigue,

Nous arrivons au rendez-vous.

Quelques noix et deux ou trois figues

C'est un bon repas chez les fous.


13me TABLEAU : 

LA CRÉATION ANTHROPOMORPHIQUE ET LES RÉSURRECTIONS.

 

Maître Gilles au public :

La création anthropomorphique dévore tous les enfants de la 1ère création depuis le commencement des temps. C'est toujours sur la terre la continuation de la première tragédie humaine, le meurtre d'Abel par Caïn. C'est dans cette race privilégiée d'hommes ou de dieux, si l'on veut, qu'il faut chercher les types originaux et la diversité des caractères plus ou moins excentriques qui défraient depuis si longtemps le théâtre et la littérature de tous les peuples. Pour consoler l'homme de son infériorité relative, on a imaginé la résurrection qui n'est la plupart du temps qu'une supercherie et qui n'est point réelle. C'est un être nouveau, tout à fait semblable au premier, qui vient prendre sa place dans la société et le remplacer avantageusement.

La religion chez nos bons aïeux reposait sur la foi; aujourd'hui, elle s'appuie sur la magie, moyen repoussé de tout temps par les bons esprits. Si l'anthropomorphisme au milieu des merveilles de toute sorte que font éclore les beaux-arts et l'industrie, est devenu chose indispensable, il n'en est pas moins vrai que, poussé à l'excès, il tend à dépeupler l'humanité : nous protestons quant à nous de toutes nos forces contre cette alchimie surnaturelle qui semble autoriser le meurtre et bouleverser la société de fond en comble.

Nous ignorons ce que devient l'homme après cette vie. Son âme est-elle immortelle ou est-elle absorbée par le Grand tout, par l'âme universelle du monde qui est Dieu ? Voilà des questions qui ne sont pas encore résolues et que nous n'avons pas la prétention de résoudre.

Non nobis tantes componere lites.

 


LA RÉSURRECTION, chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse, à l'adresse des résurrectionnistes.

Air : Chers enfants, chantez (de Bérenger)

 

Refrain

Chers amis, mourons gaiement !

                  Courage !

Faisons du tapage

Et que notre enterrement

Soit un amusement.

 

Chez nous on fait plus d'un miracle

On remonte les vieux ressorts;

Les boiteux marchent sans obstacle

Et l'on fait revivre les morts.

Le sourd reprend l'ouïe

Le borgne a ses deux yeux

Le fou perd sa folie,

On rajeunit les vieux.

 

Vous, humains de faible nature,

Gens qui tremblez devant la mort,

La résurrection assure

Aux pauvres naufragés un port.

Si l'on prend notre place

Au banquet d'ici-bas,

C'est pour nous faire grâce

De trop rudes combats.

 

Nous devons revenir sur terre

Pourquoi donc nous fâcherons-nous?

On dit pourtant qu'au même verre

On ne boit pas toujours deux coups.

Est-ce la mort qui règle

L'avenir incertain

Ne lâchez pas pour l'aigle

Le moineau dans la main.

 

On ne veut pas nous laisser vivre

On prétend, je ne sais pourquoi,

Que Dieu, du sort fermant le livre,

D'un chacun doit remplir l'emploi

Ah! la chose est unique !

Bon Dieu, bien du plaisir !

Agréez ma pratique

Et veuillez me servir.

 

On nous maudit dès la naissance

Et l'on ne fait nul cas de nous

Nous sommes réservés d'avance

À porter tous les mauvais coups.

Amis, qu'on se console

Des coups et des affronts.

En âme sur parole

Nous ressusciterons.




14me TABLEAU : 

L'ATELIER. Maître Roch, charpentier et menuisier. Me Gaillard, tourneur et menuisier. Me Birouste, cordonnier. Me Thomas et Me Lanet, tonneliers. LeConte, tailleur.

 

Maître Gilles au public :

Toutes les professions sont représentées à l'asile d'une manière allégorique, c'est-à-dire qu'un seul homme joue les personnages de plusieurs. Les charpentiers et menuisiers sont représentés par Mr Roch, homme laborieux et habile de ses doigts, mais dont l'aigre fausset atteint, en parlant, le dernier diapason des sons aigus perceptibles.

Les tourneurs et menuisiers ont pour représentant Mr Gaillard, homme pacifique et raisonnable. Les cordonniers Mr Birouste dont on ne peut dire aussi que du bien, les tonneliers Mr Thomas, estropié d'une main, et Mr Lanet, épileptique, ce qui du reste n'exclue pas chez eux les bonnes qualités.

Les tailleurs sont représentés par divers, entr'autres par Le Conte qui confectionne tous les jours, tout en voyageant de Montpellier à Rome, des montagnes d'habits, de gilets, et de pantalons.

Nous allons clore ici notre lanterne magique et prendre congé du public, en laissant à Pierrot Paillasse l'honneur de chanter à la digne assemblée qui nous écoute une chanson de clôture dédiée à Mrs les travailleurs de tous états.

 

LES TRAVAILLEURS, chanson composée et chantée par Pierrot Paillasse à l'adresse de ces Messieurs[23].

Air de La prise de tabac.

 

Allons, tonnelier, à l'ouvrage !

Le travail est d'ordre divin.

Qu'importe, après tout, le tapage ?

La bonne tonne fait le vin,

Le bon vin qui nous délasse

Et qui, remède efficace,

Fait renaître la gaieté,

On[24] donne le plaisir jusqu'à satiété.

  Sur la lyre

  Il inspire

De doctes  chansons.

Quand tout va de mal en pire,

Buvons (bis), allons, morbleu ! Buvons !

 

Allons, cordonnier, du courage !

Ralume ta lampe au matin,

Toujours le premier à l'ouvrage

Chausse le pauvre genre humain.

Le gai travail est ton culte;

En vain, le vulgaire insulte

À ton art chéri des dieux

On ne peut se passer de souliers neufs ou vieux

  L'homme austère

  Te vénère.

Nos jeunes tendrons

Te doivent le don de plaire.

Buvons (bis), allons, morbleu ! Buvons !

 

Allons, menuisier ! la varlope

Vaut mieux qu'un sceptre dans ta main.

Sans nul répit, elle galope,

Tant mieux ! c'est là ton gagne-pain.

À l'homme sur cette terre,

Le travail est salutaire,

Et quand tu prends ton rabot,

Ton voisin paresseux n'ose souffler mot.

    Sur la treille

    À la veille

Filles et garçons

Viendront pour boire bouteille

Buvons (bis), allons, morbleu ! Buvons !

 

 

Allons, tailleur, prends ton aiguille

Et songe à dégourdir ton bras.

Au travail, dès que le jour brille,

Souvent, la nuit, tu ne dors pas .

Pour dimanche, qu'on s'apprête !

Plus prompte que la navette,

Ton aiguille a pris son cours,

On n'en pourrait compter les points serrés et courts

    La vieillesse

    La jeunesse

Les plus fiers lions

Ont recours à ton adresse.

Buvons (bis), allons, morbleu ! Buvons !

 

 

Allons, laboureur, qu'on détale !

Voici l'heure du gai travail.

Grâce à tes soins, la terre étale

Ses doux fruits et son riche émail.

Devant toi fuit la famine.

La raison, sur la colline,

Tout reluisant et vermeil,

Attire le regard et mûrit au soleil.

    Qu'à la ronde,

    Tout le monde,

Joyeux vignerons,

En vous imitant réponde :

Buvons (bis), allons, morbleu ! Buvons !

 

 

Oui, braves gens que j'encourage

Au travail, par mes chants joyeux,

Prêt à tenter le grand voyage,

Je vous fais mes derniers adieux.

De ma muse un peu caustique

Laissez passer la critique :

Son dard est presque émoussé.

Elle a voulu finir comme elle a commencé.

    Qu'on la blâme,

    Sur mon âme,

Elle a cent raisons

Pour ne point changer de gamme,

Buvons (bis), allons, morbleu ! Buvons !

 


 

 

Maître Gilles :

                  Fermez le rideau, le spectacle est terminé.

                           Paudite cives

 

FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 


 

 


 

 

 

 

 

 

 



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