25 mars 2012

SAINTE-BEUVE, propriété littéraire, droits d'auteur et bibliothèques. Un cas d'école expliqué à la Bibliothèque de Montpellier

                  Voici la dernière lettre de Jules TROUBAT que je vous inflige. 
                   Je ne sais pourquoi Marcel BARRAL ne l'a pas publiée dans son
Jules TROUBAT, dernier secrétaire de Sainte-Beuve : 
Lettres inédites à son père et à son frère de Montpellier  
(Montpellier, Entente bibliophile, 1991). 
                  A propos des oeuvres de SAINTE-BEUVE, elle pose méticuleusement deux problèmes : 
* Celui de la propriété littéraire et des droits d'auteur.
* Celui de l'articulation auteur-éditeur-bibliothèque. 
Lettre de Jules Troubat sur la propriété littéraire de Sainte-Beuve
                   Elle est datée du 28 janvier 1863 et répond à une lettre de son frère Fernand qui sollicitait l'envoi - gratis- des oeuvres de Sainte-Beuve à la Bibliothèque municipale de Montpellier (de quoi je me mêle?)
                   Elle est, on va le voir, à deux étages.

                                                                                  Mon cher frère
                    Les livres de M. Sainte-Beuve ne lui appartiennent pas. Chacune de ses oeuvres est vendue à un éditeur. Port-Royal à M. Hachette, les Causeries du Lundi à MM. Garnier, Volupté à M. Charpentier, les Nouveaux Lundis et les Poésies complètes en deux volumes à MM. Michel Lévy. Le Tableau de la Poésie au XVIe siècle, l'Etude sur Virgile à MM. Garnier. Les Portraits littéraires, Derniers portraits, Portraits de femmes aux-mêmes frères Garnier! etc...
                    Toutes les fois qu'il a besoin d'un de ces ouvrages, il faut qu'il la rachète. Dernièrement le bibliothécaire d'une ville, Carpentras, je crois, lui a demandé quelques uns de ces ouvrages pour la ville. Mais il a répondu ce que je te dis là : que ses livres ne lui appartenaient pas.
                     Il est si peu le propriétaire de ce qu'il écrit, que dernièrement on n'a pu accorder à M. Charpentier la reproduction de trois articles du Constitutionnel pour mettre en tête des Entretiens de Goethe et d'Eckermann. Ces articles appartiennent à Michel Lévy et font partie de la collection des Nouveaux Lundis. Il a fallu que M. Sainte-Beuve, voulant être agréable au traducteur de ces Entretiens de Goethe et d'Eckermann et à M. Charpentier écrivit une lettre en guise de préface, qui a paru en tête de cet ouvrage. Lévy n'a jamais voulu laisser prendre les trois articles du Constitutionnel sur le même sujet. Et il était complètement dans son droit.

Sainte-Beuve et ses éditeurs
                     Je regrette de ne pas pouvoir demander pour notre chère ville la première faveur qu'elle me fait l'honneur de me demander. Mais, franchement, mon cher frère, quel auteur serait assez riche pour fournir ses livres à toutes les bibliothèques de France? Il faut nécessairement qu'elles fassent le sacrifice de les acheter. Je ne vois qu'une bibliothèque en France qui ait quelques droits, non pas à la reconnaissance, mais à l'affection de M. Sainte-Beuve, c'est celle de Boulogne-sur-Mer, parce que c'est sa ville natale, et qu'il y a été élevé jusqu'à l'âge de 12 ou 13 ans. Mais ce qu'il leur accorderait, serait non pas une dette, mais un pur acte d'hommage à ces concitoyens. Et ce serait un vrai sacrifice pécuniaire, puisqu'il est obligé de racheter ses propres livres quand il en a besoin.
                    Dernièrement j'ai payé moi-même pour lui un exemplaire de son Chateaubriand à MM. Garnier. Il en avait besoin pour offrir à un haut fonctionnaire du ministère des finances qui le lui avait demandé.
                    Je te prie, mon cher frère, d'être l'interprète de mes regrets auprès de ces messieurs de la Bibliothèque.
                                                      Ton cher frère
                                                                                     Jules Troubat
Paris, 28 janvier 1863.

                      Cette lettre, didactique et faite pour être montrée au bibliothécaire de Montpellier (Paulin Blanc) est accompagnée d'une autre, privée, et caustique sur l'émulation littéraire de la ville et de la bibliothèque de Montpellier.  Pan sur le bec de Jules Pagézy, le maire, et de Paulin Blanc, le bibliothécaire.
La bibliothèque de Montpellier doit acheter ses livre au lieu de les quémander
                  Au surplus, mon cher frère, comme il faut que tu leur montres une réponse, voici une lettre que tu pourras leur présenter. Je ne vois pas la nécessité, je t'avoue, de faire doter la ville des oeuvres qu'elle peut très bien acheter elle-même, car elle est assez riche. Ils sont bien en retard de n'avoir pas même les Causeries, ni Port-Royal. Mais ça les regarde. 
                  Comme je te l'ai déjà dit, il faudrait que l'auteur les achetât, et il a refusé dernièrement au bibliothécaire de Carpentras, si je me souviens bien, par cette raison  que ses oeuvres ne lui appartiennent pas. 
                  J'ai plus besoin de faire retourner sa générosité à mon profit qu'au profit de notre chère ville, qui ne donne pas là l'exemple d'une ville littéraireCette quête aux auteurs est indigne d'une ville qui possède deux très riches bibliothèques, et qui a la réputation d'être un sanctuaire des lettres et des sciences. 
                  M. de Lamartine, tu le sais, donne d'une main et tend continuellement l'autre, ce qui est déplorable et triste chez le plus grand poéte peut-être de ce temps-ci.
                  Quand il y a une oeuvre remarquable et utile à tous les lecteurs, une ville comme Montpellier devrait immédiatement se la procurer. Attendre que l'auteur vous l'offre prouve peu d'émulation littéraire.       
                 Du reste, ce que je te dis là, je l'ai dit un jour pour le Louvre à propos de la collection de M. Vionnois. On me demanda si on ne pourrait pas la lui faire céder par testament au Louvre. "Mais qu'on la lui achète", répondis-je. 
                 Et je trouve que l'honneur seul n'est pas une récompense suffisante
                                                                        Ton frère dévoué, Jules Troubat
                 Je t'envoie exprès cette lettre ci-jointe pour pouvoir la communiquer, sans avoir l'air pourtant qu'elle ait été faite exprès. Mais tu peux le faire lire à ces messieurs.

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