28 juin 2012

LA FRANCE D'OC. Le félibrige sans la langue. Une revue littéraire à Montpellier en 1894. Encore et toujours Paul Redonnel

La France d'Oc avec sa devise Auzor! Auzor!  Montpellier 1894


Dans notre série Passage de revues, voici une étrangeté : une revue se réclamant hautement de Frédéric Mistral et du félibrige et portant sans équivoque un titre occitan, mais qui, tout au long de sa parution, ne comporte pas un mot écrit en langue d'Oc. Une revue aussi qui, fondée par un militant de la future Action française, prend en cours de route une tonalité pro-dreyfusarde, et polémique vertement contre Drumont.

La France D’Oc  
Organe régionaliste hebdomadaire illustré.

Un numéro specimen parait en septembre 1894, suivi sans transition par un N° 2 le 21 octobre 1894.  
Après le n°8 du 2 décembre 1894, les parutions ne sont plus datées,  et le 19ème et dernier numéro doit avoir vu le jour dans l'été 1895.

Rédaction et administration : 19 faubourg de la Saunerie, Montpellier.
Directeurs : Rédaction, Achille Maffre de Baugé ; Administration , Louis Ferrer.
Secrétaires de rédaction : Baron Pierre de Tourtoulon, Louis Berthomieu..
Imprimerie J. Rascoussier, Montpellier.
Devise : Auzor! Auzor!
28 x 39 cm.
Paul Redonnel est rédacteur en chef du n°5 à la cessation de parution.
Paul REDONNEL prend la direction... et change de cap

Présentation
C’est d'abord une revue luxueuse, sur beau papier fort, richement illustrée, bénéficiant d’une mise en page très aérée. Mais ce luxe disparaît vite, dès le n°4.

Tonalité
La France d’Oc est un journal français et régionaliste. Il n'a jamais publié un seul texte occitan. Quand les textes originaux sont “en provençal”, il les traduit, l'auteur fut-il Mistral lui-même. Cela justifie les réticences initiales de celui-ci, dont le patronage est pourtant sans cesse invoqué. Il est vrai que l’enthousiasme de Maffre de Baugé finit par lui arracher sa bénédiction. La ligne générale est donc celle qui, déjà, commence à être théorisée par Charles-Brun : un régionalisme portant, à l’intérieur de l’espace français, sur l’ensemble des activités humaines. Mais très curieusement, Jean Charles-Brun ne figure pas parmi les collaborateurs.
Fidèle à cette ligne, La France d’Oc publie aussi bien des textes littéraires que des essais théoriques ou des analyses historiques ou économiques.
Finalement, après la reprise en main par Paul Redonnel et Louis Ferrer, la revue a une excellente tenue intellectuelle, avec des articles de fond remarquables. En pleine affaire Dreyfus, elle prend des positions clairement dreyfusardes, et se veut (sans toujours y parvenir), une revue prolétarienne. 
Il va sans dire que ces orientations éloignent définitivement Achille Maffre de Beaugé.
Achille Maffre de Baugé et le "Provincialisme international". 1896, à Sète

Responsables
Achille Maffre de Baugé (1855-juillet 1928 ) est l’initiateur de cette revue. Ce mousquetaire fort Louis XIII, remuant et “apolitique à la Maurras” est un agité de la tradition. Il a la plume facile, publie sur tous les sujets, se fait voir aux quatre coins de l’Europe, rimaille à propos de tout et de rien. Il larde ses adversaires de vers plus ou moins acérés. En 1908, il publie chez Grasset son recueil Terre d’Oc et en 1927 le (trop) luxueux Promontoire aux éditions de la revue Septimanie. 
Je reviendrai sans doute, à propos de curieux manuscrits, sur ce curieux personnage dont le curieux petit-fils, Emmanuel Mafffee-Baugé évoque les frasques dans son roman sur Jean Maffre.  
Il disparaît totalement de la revue dès le n°5. 
Achille Maffre de Baugé un an avant sa mort par Chevet (ill. tirée de son livre Le Promontoire).
Paul REDONNEL aura, à partir du numéro 5, la lourde tâche de canaliser la revue : “Paul Redonnel, l’écrivain remarqué, de vieille souche languedocienne, dont le passé littéraire affirme le talent incontesté...” devient Rédacteur en chef.  On rappelle qu’”il fut le secrétaire particulier de Jules Simon, secrétaire de rédaction de  La Plume et collaborateur de L’Ermitage,  de  L’Etoile, etc... Il dirige actuellement la revue provinciale  Chimère et la Maintenance de Languedoc l’a chargé du secrétariat de direction de  La Cigalo d’Or”.   En fait, il  dirige simultanément les trois revues littéraires de Montpellier !!! 
Globalement, il est plutôt "de gauche", dreyfusard, franc-maçon, ésotérique et rose-croix.
Pierre de Tourtoulon est certainement un parent du baron Charles de Tourtoulon, un des créateurs de la Revue des Langues romanes  et de la Revue du monde latin 
Louis FERRER  tient les cordons de la bourse, mais agit aussi très énergiquement sur le contenu de la revue.

Grands invités
La première page du numéro spécimen est réservée à la liste des “principaux collaborateurs” (futurs ou espérés),  parmi lesquels on relève :
Jean Aicard, Folco de Baroncelli, Berluc-Perussis, Valère Bernard, Maurice Bouchor, Paul Bourget, François Coppée, Docteur Ferroul, Jules Gariel, Félix Gras, José-Maria de Hérédia, Clovis Hugues, Pierre Loti,  Charles Maurras, Achille Mir, Frédéric Mistral, Raoul Ponchon, Emile Pouvillon, Louis-Xavier de Ricard, Paul Verlaine, Paul Vigné d’Octon...
Cette liste surprend. On y rencontre bien sûr le ban et l’arrière-ban du félibrige : Mistral, Gras, Bernard, Berluc-Perussis, Mir, Baroncelli.
Mais un deuxième groupe, celui des “politiques” (parfois aussi félibres) réserve quelques surprises : Maurras y côtoie Ferroul le futur héros des manifestations viticoles de 1907, et les très socialistes De Ricard ou Vigné d’Octon, et même le radical franc-maçon Jules Gariel, très puissant directeur du Petit Méridional.
Enfin, la troupe des écrivains rassemble sous la bannière du ponte François Coppée des gens comme Verlaine, Paul Bourget, M. Bouchor, Hérédia, Loti, Ponchon, avec un seul vrai régionaliste (en plus de Vigné d’Octon) : Emile Pouvillon.


Le problème, c'est que  ni Jean Aicard, ni Folco de Baroncelli, ni Berluc-Perussis, ni  Valère Bernard, ni Maurice Bouchor, ni Paul Bourget, ni François Coppée, ni le Docteur Ferroul, ni Jules Gariel, ni José-Maria de Hérédia, ni Clovis Hugues, ni Pierre Loti,  ni Achille Mir, ni Raoul Ponchon, ni Emile Pouvillon, ni Paul Verlaine, ni même Paul Vigné d’Octon... n'écriront jamais une ligne dans la revue. 
Mais cette liste, concrétisée ou non par des contributions effectives, a le grand mérite de montrer l’ecclectisme voulu et affirmé de  La France d’Oc. 
 
Voyons donc ceux qui réellement y ont participé :

Quelques locaux
Ne relevons que quelques curiosités. Les “locaux” ont le monopole de l’illustration avec les sculpteurs Baussan et Injalbert et les peintres Edouard Marsal, Léon Galland, Léon Cauvy, Paul Grollier, Victor Faliès, Paul Coulet, Louis Paul... 
Certaines contributions sont très anecdotiques.

Jean Carrère : C’est surtout le grand reporter du Matin. En 1900, il est à Johannesburg pour la guerre du Transvall, et en tire deux livres chez Flammarion :  En Pleine épopée et  Le Pays de l’or rouge. puis toujours en 1900, il rencontre le Pape à Rome. En 1907, c’est  La Terre tremblante sur la destruction de Messine. etc... En 1893, la Bibliothèque de La Plume  réédite ses Premières poésies.  En 1909, c’est un petit roman sur les gardians de Camargue  La Dame du Nord, qui parait chez Grasset.
Léopold Dauphin (1847-1925) : ce biterrois est poète et musicien. C’est aussi le père de Jaboune et le beau-père de Franc-Nohain. IL s'ennorgueuillit à juste titre de l'amitié , bien réelle, de Mallarmé.
Achille Mir (1822-1901) : Lou sermou dal curat de Cucugna est paru en 1884. C’est la dernière version du conte, sans doute la meilleure. Cet audois est un hôte de choix pour la revue.
Louis-Xavier de Ricard (1843-1911) : Félibre rouge, communard, journaliste et patron de presse, ami de Jules Guesde, indéfectiblement attaché à Mistral qui le lui rend bien, il est aux côtés d’Arnavielle et Maurras pour un félibrige radical.
Louis Vernhes : Ce fils de relieur est encore très jeune. Il sera félibre et gérant de Calendau (1934).
Ajoutons encore Gaston Jourdanne, Fernand Troubat ou Joseph Loubet.

Réseaux
Plusieurs réseaux semblent mis à l’œuvre : le félibrige est bien sûr sollicité. Mais plus que des affinités culturelles ou artistiques, il semble que ce soit l’entregent des directeurs qui ait noué les collaborations.
Pourtant, à y bien regarder, on retrouve au moins 7 des 17 membres du  Caveau du Dix  de Montpellier parmi les collaborateurs de  La France d’Oc. auxquels on pourrait rajouter Redonnel qui le soutenait sans en faire stricto-sensu partie, et le père de l’un d’eux, Albert Arnavielle. Avec le  Caveau, nous sommes bien en présence d’un noyau activiste. 

Programme du CAVEAU DU DIX à Montpellier en 1895

Aire géographique
La revue prend très rapidement une implantation qui correspond à son titre.
Par exemple, Johannès Plantadis et Sernin Santy  représentent le Limousin,  Vaschalde l'Ardêche,  la Catalogne et Perpignan sont souvent évoqués, Paul Mariéton est à la fois parisien et lyonnais, et Raoul Lafagette les Pyrénées.

Sommaires
Numéro spécimen septembre 1894.
La première page est réservée à la liste des “principaux collaborateurs”.
Suit un portrait de Frédéric Mistral (encore jeune) par Marsal.
Textes de : Pierre de Bandinel, Ulysse Coste, Pierre Ludo, Achille Maffre de Baugé, Francis Maratuech, Henri Mazel, Marc Milhau, Paul Redonnel (sur la Sainte-Estelle, dédié à Louis-Xavier de Ricard).
Collaborateurs aux numéros 2 à 4  : Emile Bourdelle, Robert Bernier, Auguste Baussan (ill), Maurice Bouchor, Antoine Bénézech, Louis Berthomieu, A. Courties, Léon Cauvy (ill), Paul Coulet (ill), Victor Faliès (ill), Henri Fortuné, Froment de Baurepaire, Jean Fournel, Edmond Fontan, Léon Galand (ill), Paul Grollier (ill), Félix Gras, Joseph Loubet, Jean Lebon, Jean Magrou, G. Michel-Quatrefages, Frédéric Mistral, G. Mathieu-Marto, Camille Mondou, Henri Ner, Louis Paul (ill), Paul Redonnel, Séverine, Pierre de Tourtoulon.
Numéro 5, 11 novembre 1894 (Premier n° signé par Paul Redonnel)
Textes de : Louis Berthomieu, Garrigue-Plane, Félix Gras, Joseph Loubet, Pierre Ludo, Achille Maffre de Baugé [polémique galante avec Séverine], Francis Maratuech, Louis-Xavier de Ricard.
Dessins de Carles Dauriac, du Caveau du Dix, qui sera critique parisien sous le nom d’Armory


 N° 6 (18 nov. 1894) : Paul Redonnel (à propos de l'Affaire Dreyfus : Eloge du traitre) ; Gaston Jourdanne, Jean Rameau , Antoine Bénézech, Fernand Troubat, Pierre Ludo.
N° 7 (24 nov.) :  Camille Mauclair (surprenant dessinateur) , Abel Platon, Paul Redonnel, Edmond Fontan, Pierre Dévoluy, Armand Sylvestre, Joseph Loubet, A. Crillon, J. B. Michelet (l'écrivain ésotérique).
N° 8 (2 déc. 1894) : Ary de Saint-Pol (?), Paul Redonnel, Jean Philibert, Paul Fagot, Léopold Dauphin, Félix Gras, G. Michel-Quatrefages.
N°9 (sans date) : Raoul Charbonnel, Paul Redonnel, Jean Fournel (une vieille connaissance qui débute ici), Charles Ratier, Georges Richard, Fernand Troubat. 
N°10 (s.d.) : Jean Carrère, Jean Guilhem (Pierre Azéma) , William Vinson, Alber Jhouney.
N° 11 : Georges Bidache-Gael, Elie Fourès, Juan B. Ensenat, Léon Cauvy (un poème et une illustration), William Vinson, Paul Redonnel, J.F. Malan.
N°12 : J. Félicien Court, Paul Redonnel, William Vinson, Ch. M. Limousin, Henri Vaschalde, Jean Flore.
N°13 : Paul Redonnel, Charles Maurras, Louis-Xavier de Ricard (les deux à la suite, pour tenir la balance équilibrée), Paul Maréton ("LE" félibre de Lyon), Pierre Ludo, Joël de Romano, Carle Dauriac.
N° 14 : Victor Falliès, Louis Ferrer (sur l'interdiction des corridas), Jules Ronjat, Paul Redonnel, Horace Chauvet, Albert Liénard (futur Louis Payen), Fernand Troubat.
N° 15 : Paul Redonnel, Clovis Hugues, Johannès Plantadis, de Montredon, Sernin Santy, Fernand Troubat.
N° 16 : Jean Bourrat, Pierre Devoluy, Raoul Lafagette, Paul Redonnel (sous le pseudonyme de Ian Montgoï), Pascal Delga, Henri Ner.
N° 17 : Ferdinand Castets (maire de Montpellier, sur la décentralisation), E. Dandréis (député, voir notre article dans ce blog sur La Capeleta), Louis Ferrer, Auguste Marin, Paul Redonnel, G. Mathieu-Mario, Henri Ner. 
N° 18 : Paul Redonnel, Joseph Mange, Alfred Massebieau, Paul Redonnel  sous le pseudonyme de L'Abbé Vérus (M. Drumont et nos frères les juifs. Le titre dit tout.) , Paul Redonnel encore (pseud Ian Montgoï), Paul Fagot, Louis Ferrer.
N° 19 (annoncé pour être le dernier) : Louis Ferrer, Paul Redonnel, Henri Dagan, René de Saint-Pons (?), Horace Chauvet, Adolphe Pieyre, Noël Miser, G. Mathieu-Mario.
Paul Redonnel contre Edouard Drumont



Editions associées
Redonnel est aussi le directeur de la  Bibliothèque d’Occitanie qui se propose de publier les œuvres de Redonnel, Devoluy, Maratuech, Loubet, A. Arnavielle...

Dans  Septimanie du 25 mars 1925, Paul Duplessis de Pouzilhac déclare “La France d’Oc sombra stupidement, par la faute de son administrateur”. Mais Duplessis de Pouzilhac est l'ami indeffectible de Maffre de Beaugé, et partage très vivement ses positions extrèmement droitières, qui ne sont pas celle de l'administrateur Louis Ferrer. 

La seule collection recensée de la revue est celle de la Bibliothèque Nationale de France. 
LA FRANCE D'OC sabre au (Mau)clair par Camille... Mauclair



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